lundi 27 janvier 2014

L'Ethiopie après Meles


« Meles Zenawi chaussait des bottes trop grande pour que d’autres après lui puissent chausser les mêmes bottes », cette remarque est celle de l’un des fondateurs du Front populaire de libération du Tigraï (FPLT), elle révèle une inquiétude très largement partagée par les Ethiopiens et les analystes. Il y a eu une telle crainte d’une vacance du pouvoir après la disparition de Meles qu’on le fait gouverner un peu plus longtemps.


Oui Meles est mort mais il gouverne toujours. « Le roi est mort vive le roi » écrivait récemment Jean-Nicolas Bach, et c’est exactement ça. On peut citer tout de même quelques tensions au sein du parti dominant la coalition car les élites tigréennes se voyaient bien gouverner mais contre toute attente c’est Hailémariam Dessalegn qui a été élu (en arrière plan sur la photo - derrière Meles Zénawi).

Son vice-Premier ministre depuis 2010. Ce nouveau Premier ministre peut surprendre : il est relativement jeune (47 ans), protestant et issu d’une ethnie minoritaire du Sud. Entendez par cette description qu’il n’est ni orthodoxe, ni Tigréen, ni issu du Front de libération du peuple du Tigré (TPLF), la composante dominante de la coalition au pouvoir. Si la mort de Meles, en août 2012, marque un tournant majeur pour le régime éthiopien, c’est parce que Meles marquera durablement l’histoire de l’Ethiopie (comme l’empereur Hailé Sélassié ou Menelik II). Son successeur et protégé, Hailémariam Dessalegn ne fait que poursuit son œuvre. Pour comprendre les défis de l’après Meles il faut comprendre son règne et surtout le glissement effectué de la démocratisation à la priorité du développement comme l'a démontré Jean Nicolas Bach dans ses travaux.

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Il y a deux Meles, deux périodes. La première entre 1991 et 2001. Meles et le mouvement de libération essaie alors de récupérer les débris qui ont suivis la chute du régime communiste avec des discours démocratiques. Puis il glisse vers un « despotisme éclairé » qu’on pourrait résumer par : « faisons le bonheur du peuple mais sans qu’il s’en occupe ». En effet, lorsque le Front Démocratique Révolutionnaire du Peuple Éthiopien (FDRPE) et donc Meles Zenawi, prennent le pouvoir en 1991, ils prônent dans leurs discours la mise en place d’institutions démocratiques. Cette démocratisation doit permettre d’arriver au développement économique. Mais la démocratisation annoncée va rapidement montrer ses limites, aussi bien lors de la transition, en 1992 et 1995, qu’aujourd’hui. L’échec du processus de démocratisation entraîne un véritable renversement de la logique : la démocratie n’est plus la priorité. La guerre contre l’Erythrée, qui fait près de 50 000 morts et coûte tout l’argent que ni l’Ethiopie ni l’Erythrée ne possédaient, marque le début de la seconde partie de son règne. Sur ce retournement nous vous invitons à lire la thèse de Jean-Nicolas Bach ainsi que son article "Abiotawi democracy : neither revolutionary nor democratic a critical review of EPRDF's conception of revolutionary democracy in post 1991 Ethiopie" dans le Journal of Eastern African Studies (2011, volume 5, Issue 4)
Dès 2001, mais surtout 2004, l’Ethiopie décolle. Meles Zenawi s’est lancé dans un projet politique et économique de « développementalisme démocratique » . La théorie qu’il souhaite appliquer à l’Éthiopie est définie dans un écrit inachevé mais consultable en l’état : « African Development : Dead Ends and New Beginnings ». Pour Meles Zenawi, l’État doit avoir un rôle moteur dans le développement économique du pays. Il est l’investisseur principal et il se charge de la redistribution des ressources. Un plan quinquennal, le Growth and Transformation Plan (GTP) a été adopté en 2010. Il doit conduire l’État à doubler la croissance économique, à l’horizon 2015. Tout opposant à ce plan est un ennemi d’Etat. Dans un premier temps, ce furent les dissidents internes au FPLT, en 2001, puis les opposants de 2005 lors d’élections réprimées dans le sang.
C’est là aussi tout l’enjeu pour le successeur de Meles parce que le gouvernement éthiopien fonde sa légitimité sur les promesses de développement économique. Si les premiers effets ne s’en font pas ressentir avant 2015, date de la prochaine échéance électorale post-Meles Zenawi, son discours sur l’État développementaliste perdrait de son efficacité. D’autant plus que l’inflation (près de 30 % en 2011 et 40% en 2010) et le chômage fragilisent déjà la population, les citadins en particulier. De plus, les taux de croissance économique à deux chiffres avancés par le gouvernement depuis dix ans sont à relativiser. Selon l’International Development Association (IDA) et le Fond Monétaire International, ils seraient de l’ordre de 7 à 8%. La production des céréales est surévaluée d’un tiers, or l’agriculture compte pour près de 46% du PIB. De même, l’indice de développement humain du PNUD place l’Éthiopie à la 173ème place en 2012 alors qu’elle se situait à la 169ème en 2003. Et si l’on observe le coefficient de Gini en Éthiopie, l’inégalité croît. De plus, les implications de la reconfiguration politico-économique de l’Éthiopie dépassent les frontières de l’État. De la stabilité régionale de la Corne de l’Afrique dépend le développement de l’Éthiopie. D’où l’implication de l’Ethiopie dans la résolution des conflits régionaux (actuellement au Soudan). Cette stabilité doit permettre la réalisation de « méga-projets » sur les principaux fleuves du pays, notamment le Grand barrage de la Renaissance sur le Nil bleu, entamé en 2011. L’énergie produite devrait permettre d’alimenter Djibouti et le Soudan.
L’État éthiopien a joué un rôle primordial dans la croissance économique du pays, mais il a échoué à contenir les comportements rentiers et les pratiques qui gangrènent la structure du système. Le système politique éthiopien a stagné et est retombé dans l’autoritarisme. René Lefort évoque même l’émergence d’une oligarchie à la tête de l’État. Rejoindre le parti dominant devient une nécessité pour intégrer la fonction publique, pour faire développer son entreprise ou obtenir les moyens nécessaires à l’exploitation agricole des terres. Hailémariam Dessalegn est donc condamné à réussir le projet économique lancé par son prédécesseur s’il veut assurer la stabilité du régime.

mercredi 22 janvier 2014

L’Afrique du Sud à l’heure des interrogations


"Nous devons nous rappeler que notre première tâche est d'éradiquer la pauvreté et d'assurer une meilleure vie à tous" disait en 2009, dans un message vidéo diffusé lors d'un meeting électoral de l'ANC, Nelson Mandela.
 
Son décès a permis de s’interroger sur le bilan de l’Afrique du Sud depuis vingt ans, alors que Jacob Zuma a lancé la campagne pour les élections générales entre avril et juillet 2014. Pour ces élections des nouveautés sont à noter : les Sud-Africains vivant à l’étranger pourront participer au scrutin (en 2009, seuls ceux inscrits sur une liste électorale en Afrique du Sud pouvaient voter), mais surtout ces élections seront les premières de la génération « born free »
L’enjeu n’est pas de savoir si l’ANC remportera les élections, cela fait peu de doute. Néanmoins, l’Afrique du Sud vit la fin du consensus nationaliste qui servait d’assise au parti historique. L’ANC lutte contre lui-même et contre le temps. Aussi le score de l’opposition sera à surveiller notamment dans la capitale Pretoria et la province de Gautang où ses chances de succès sont réelles.

De plus, en 2012, lorsque Jacob Zuma briguait la tête de l’ANC, il promettait des réformes profondes. La principale d’entre elle est la réforme foncière. La redistribution des terres et des bénéfices miniers sont des enjeux majeurs pour l’avenir économique du pays, et cette question a eu un écho considérable auprès de l’électorat populaire du parti. De fait, les personnalités populistes ont su se distinguer ces dernières années en se présentant comme une alternative au pouvoir actuel. Si Jacob Zuma lance ces réformes il risque de se heurter violemment avec la communauté afrikaner mais si les réformes réalisées sont trop modérées, alors qu’un tiers de la population vit avec moins de deux dollars par jour, il risque aussi de se couper de l’aile gauche de son parti et sera confronté à une vive contestation sociale. Bien sur, dans tous les scenarii, pour des raisons historiques et sociales, un scenario à la zimbabwéenne est très très peu probable. Autant de défis à relever alors que le modèle sud africain semble se gripper.

Pour une analyse plus poussée du déclin de l’ANC : ICI et ICI

mardi 21 janvier 2014

Présentation thèse de doctorat

L'animatrice de ce blog a récemment soutenu sa thèse de doctorat en science politique (ouf quel soulagement !). Permettez-moi de diffuser ici le résumé de cette thèse. Plus d'informations : goodmorningafrika@gmail.com

Titre :
Régionalisme, régionalisation des conflits et construction de l'État : l'équation sécuritaire de la Corne de l’Afrique

Résumé :

En dépit de sa complexité analytique, la situation sécuritaire de la Corne de l’Afrique peut être soumise aux outils de la Science politique afin de mieux comprendre les interactions entre les différents acteurs. Cette recherche s’efforce d’analyser les ressorts d’une équation sécuritaire qui peut paraître insoluble : le régionalisme est-il aujourd’hui un prérequis à l’émergence d’une paix régionale ? Pour répondre à cette question il est nécessaire de comprendre quels rôles jouent les processus sécuritaires régionaux (régionalisation et régionalisme) dans la construction des États de la Corne de l’Afrique. Cette étude s’efforce d’étudier les interactions entre le régionalisme, fondement de l’architecture de paix et de sécurité continentale, la régionalisation des conflits, qui semble à l’œuvre dans cette région, et les processus de construction/formation de l’État. Les rapports entre les trois termes de l’équation dépendent du contexte et des interactions entre les différentes entités composant la région (États, acteurs non étatiques qui se dressent contre eux ou négocient avec eux et acteurs extérieurs). Deux types de dynamiques sont mises en évidence au terme de cette étude : l’une endogène, l’autre exogène. Dans la première, nous constatons que les conflits participent à la formation de l’État. Ils sont en grande partie des conflits internes et montrent qu’il existe une crise dans l’État. Ces États dominent le processus de régionalisme qui tente de réguler la conflictualité régionale avec un succès relatif puisque les organisations régionales cherchent à renforcer ou reconstruire l’État selon les critères idéalisés de l’État wébérien vu comme source de stabilité. Le processus exogène se caractérise par le rôle des conflits régionaux dont l’existence sert de justificatif au développement et au renforcement du régionalisme, perçu comme la réponse la plus appropriée à ces problèmes de conflictualités. Cette conflictualité a pour source l’État car celui-ci est perçu comme faible. Le régionalisme permettrait de renforcer les États et diminuerait leurs velléités de faire la guerre.

dimanche 19 janvier 2014

Café stratégique : Sur les champs de bataille

Alors qu'en ce début d'année 2014 près de 8450 militaires français sont engagées sur plusieurs théâtres d'opérations extérieures, l'Alliance géostratégique vous invite, pour son 31ème café stratégique, à venir discuter avec Jocelyn Truchet.


Le café se tiendra le jeudi 23 janvier à 19h au café Concorde. L'entrée est libre mais par courtoisie avec notre hôte vous êtes invité à consommer avant de monter.


Le site de l'intervenant : ICI

mercredi 15 janvier 2014

Le terrorisme jihadisme dans la Corne ou la construction d une menace (1998-2005)

Il est devenu un lieu commun dans les discours politiques et académiques de présenter la Corne de l’Afrique, et plus largement l’Afrique de l’Est, comme une région majeure de développement du terrorisme jihadiste. La réalité est pourtant bien plus nuancée. D’une part, et à l’exception du Kenya, les autres pays de la région semblent relativement épargnés par le phénomène. En effet, l’Éthiopie a été relativement peu touchée par les attaques liées à des organisations affiliées à Al-Qaïda[1]. La plupart des attaques connues sont d’Al-Itthad al-Islami, basée en Somalie, avec des ramifications en Éthiopie, et les groupes comme le Front de Libération Oromo et le Front National de Libération de l’Ogaden qui pratiquent l’assassinat, le kidnapping, minent les routes, préparent des attentats dans les bars, les hôtels ou les bâtiments publics (on se référera aux tableaux en annexes).
D’autre part, B. Møller a démontré la faiblesse quantitativement des activités terroristes d’Al-Qaïda dans la région entre 1998 et 2005[2]. La figure suivante recense tous les incidents terroristes dans la région. Il en ressort que ni le nombre d’attaques terroristes, ni le nombre de tués ou de blessés ne semblent particulièrement alarmants. Environ onze incidents par an en moyenne et moins d’une centaine de tués dans toute la région. Le troisième tableau montre, à l’exception des deux attentats de 1998, que le terrorisme est principalement motivé par des raisons politiques plutôt que religieuses. Lorsque la religion est en cause, ce n’est souvent pas l’islam, mais le christianisme. C’est par exemple le cas de la LRA (Lord’s Resistance Army) de Joseph Kony en Ouganda. Comme le précise B. Møller, vingt fois plus de personnes ont péri dans des attentats perpétrés par des personnes de confession chrétienne que par des jihadistes. Enfin, le dernier tableau indique que la menace terroriste varie d’un pays à l’autre. L’Ouganda est le plus vulnérable des huit pays présentés (si nous excluons les deux attentats de 1998).


Figure 14: Tableau des incidents terroristes dans la Corne de l’Afrique entre 1998 et 2005

 

Figure 15: Tableau du terrorisme en Afrique de l'Est

 

Figure 16: Tableau des actes terroristes par causes



Figure 17: Tableau de répartition géographique (par pays) des actes terroristes

 

Ainsi, la menace terroriste jihadiste, dans la Corne de l’Afrique et en Afrique de l’Est plus généralement, est surestimée pour la période allant de 1998 à 2005. Il fut de l’intérêt des gouvernements locaux d’exagérer cette menace afin de se placer parmi les alliés des États-Unis dans la guerre contre le terrorisme, d’obtenir des subsides, et enfin, « en interne », de labéliser comme « terroristes » leurs propres opposants et les combattre en adoptant des mesures extra-ordinaires. Or ceci mènera à l’intervention éthiopienne en Somalie en 2006 e.


[1] Abdul MOHAMED, Ethiopia’s Strategic Dilemma in the Horn of Africa, 20 février 2007, (en ligne sur Crisis in The Horn of Africa), consulté le 18 mai 2011, http://hornofafrica.ssrc.org/Abdul_Mohammed/
[2] Bjørn MØLLER, « The Horn of Africa and the US ”War on Terror” with a special Focus on Somalia », Development, Innovation and International Political Economy Research (DIIPER), Aalborg University Denmark, DIIPER Research Series, Working Paper n°16, 2009, 58p.