vendredi 23 mai 2014

La construction de l’Etat, un enjeu clé des études stratégiques sur l’Afrique

L’auteur de ce blog a eu le privilège de participer le 21 mai au séminaire Etudes stratégiques organisé par la DAS et l’IREM. Nous avons présenté trois thématiques qui animent les débats des africanistes en études stratégiques ces dernières années :


1/ D’une part, la régionalisation des conflits. Les travaux sur ce point s’interrogent sur les facteurs explicatifs de la persistance de la conflictualité dans certaines sous-régions  comme dans la région des Grands lacs, dans la région du fleuve Mano, en Afrique de l’Ouest ou, dans une moindre mesure, dans la Corne de l’Afrique.
2/ Les recherches portent aussi sur les modes de résolution des conflits en Afrique et étudient la construction de l’Architecture de Paix et de Sécurité portée par l’Union africaine et s’appuyant sur les communautés économiques régionales. L’échelon régional/supra étatique serait donc perçu comme « l’espace pertinent pour l’action » (Marie-Claude Smouts).
3/Les travaux s’intéressent aussi aux interventions dans les Etats dits faibles.
La question qui découle de ce constat est : de quoi est-ce le symptôme ? Ces trois axes d’études ont pour enjeu l’Etat et plus particulièrement sa construction au sens d’un  effort conscient de créer un appareil de contrôle. Mais c’est également un processus historique largement inconscient et contradictoire fait de conflits, de négociations et de compromis entre les divers groupes composant une société donnée. 

1/ La régionalisation des conflits.

L’analyse régionale des conflits a émergé dans les études de sécurité après la guerre froide. Qu’est-ce qu’un conflit régionalisé ? Des « situations où les pays voisins connaissent des conflits internes ou interétatiques, et avec des liens significatifs entre les conflits ». 

 Ce modèle introduit l’idée que des interactions frontalières seraient des catalyseurs de la propagation des conflits. Des outils conceptuels ont été développés pour analyser ce phénomène : notamment les complexes conflictuels régionaux et les systèmes de conflits. La notion de régionalisation des conflits illustre l'imbrication des aspects extérieurs et intérieurs de la sécurité. Ces conflits perdureraient parce qu’alimentés par des réseaux régionaux. Ils sont au nombre de quatre : « militaire, politiques (par des liens transfrontaliers entre les élites politiques), économiques (par le commerce transfrontalier de marchandises) et sociaux (d’un côté comme de l’autre des frontières nationales, des groupes partagent une même identité) [1]». Le principal facteur explicatif de l’existence d’une régionalisation des conflits serait la faiblesse des États qui le constituent. Le processus de régionalisation des conflits armés serait facilité par des facteurs structurels liés à l’État : ses déficiences, son incapacité à contrôler certaines zones de son territoire qui deviennent des zones grises ainsi qu’un terreau favorable au développement des trafics, et des difficultés à intégrer des populations transfrontalières, entre autres. Les possibilités d’interactions sont plus faciles lorsqu’un État ne contrôle pas son territoire et ses frontières. Les problématiques des États faibles débordent alors souvent de leurs espaces d'origine pour prendre une dimension sécuritaire régionale.

Pourtant, nous adhérons à l’hypothèse de Jean François Bayart, pour qui la régionalisation des conflits peut être interprétée comme l’un des processus de formation de l’État plutôt que comme l’expression de son déclin. Au sens où les groupes en conflit dans la Corne par exemple ne lutte pas contre l’Etat mais pour prendre le contrôle de l’Etat. 

2/ Le régionalisme sécuritaire
Le régionalisme sécuritaire devient une réponse à la régionalisation conflictuelle. Pour rappel, à la suite de la décennie 90 où le continent a été touché par de nombreux conflits, un nouveau principe a émergé « Try Africa first » : « les solutions africaines avant tout ». Aujourd’hui, la nécessité de solutions endogènes aux crises et conflits africains est collectivement assumée. De fait, le rôle dévolu à la régulation par la région est essentiel et devient une pièce maîtresse du système. En effet, l’architecture de sécurité continentale prend appui sur les sous-régions afin de gérer la conflictualité. Cette africanisation de la gestion des conflits reflète aussi l’idée d’un monde post-bipolaire, structuré autour de blocs régionaux qui s’autoréguleraient. 

On observe à la fois dans l’évolution des organisations régionales et dans l’acte de naissance de l’Union africaine, le passage d’une logique visant à protéger les régimes en place à une logique de consolidation de la souveraineté des Etats. L’architecture de l’Union Africaine a essentiellement pour objet de régler les problèmes internes aux États. Et l’ONU a également favorisé ce régionalisme en donnant la possibilité aux organismes régionaux d’assurer le maintien de la paix encadré par le chapitre VIII de la Charte des Nations unies. Donc les organisations africaines se repositionnent dans la gestion des conflits même si cette redéfinition ne tient pas pleinement compte de l’évolution de la nature des menaces, qui touchent aujourd’hui le continent, notamment du terrorisme, comme on a pu le voir dans le cas du Mali en 2012-2013. La problématique malienne a montré les limites du régionalisme. Or la cohérence et la viabilité des Etats est une condition essentielle pour le succès du régionalisme. Les Etats faibles sont plus susceptibles d’avoir des gouvernements non-démocratiques qui seraient particulièrement jaloux de leur souveraineté. De plus, une partie de la souveraineté de ces Etats leur échappe à travers d’autres dynamiques transfrontalières. Et c'est là tout le « paradoxe africain »[2]. Les progrès de l’intégration institutionnelle sont très faibles. En revanche, la régionalisation progresse suivant des logiques différentes et plus rapides. Il faut donc rappeler le rôle majeur joué par l’État comme acteur sécuritaire, comme le rappelle D. Bach « le développement de l’intégration régionale en Afrique passe par la capacité et la volonté des acteurs étatiques à mettre en œuvre des politiques d’intégration internes, seules capables de transformer en logiques vertueuses les effets destructurants de l’intégration régionale par le bas. Il convient de reconstruire l’État avant d’en chercher le dépassement ». 

3/ Les Etats faibles et les interventions extérieures

Les interventions françaises au Mali et en RCA posent aussi cette question de la construction ou de la reconstruction de l’Etat après une intervention. Aujourd’hui, l’idée généralement admises et qui fait consensus est que l’instauration de la paix passe par la construction ou la reconstruction de l’Etat. Il y aurait un lien direct entre peacebuidling et state-building - au sens de renforcement des institutions politiques, administratives et gouvernementales. C’est vrai que depuis le 11 septembre 2001 en particulier, le continent dans son ensemble est décrit de façon globale, comme faible, fragile et exploitable par les terroristes qui pourraient le conquérir. Les discours font des États défaillants des refuges pour les mouvements terroristes. Notez que certains chercheurs ont d’ailleurs démontré qu’il n’y avait pas nécessairement de corrélation entre la place d’un État dans l’index des États faillis  et le nombre d’organisations terroristes hébergées sur son territoire. Par exemple, l’Inde et Israël ont un indice faible dans l’index des États faillis mais hébergent un grand nombre de groupes terroristes. En revanche, en Somalie, pourtant en tête des Etats dits faillis, seuls les Shebabs affiliés à Al-Qaïda figurent en tant que groupe terroriste en Somalie et ils ne représentaient qu’une minorité, avant 2006 et leur essor. Donc si les États faillis peuvent constituer un terreau favorable pour voir émerger (ou servir de base à) des groupes terroristes, il s’avère qu’empiriquement cette hypothèse ne se vérifie pas. C’était juste une petite remarque.


Bref, l’utilisation du terme Etat failli révèle un renversement de perspectives : la guerre ne naitrait plus de la puissance des Etats mais de leur faiblesse. La priorité pour instaurer la paix est de construire ou reconstruire l’Etat. Le state-building est ainsi la principale réponse à la défaillance de l’État. Ce terme désigne l’idée de « la nécessité de reconstituer, sous une forme ou une autre, des unités politiques au sein desquelles, suite notamment à une guerre civile, la structure, l’autorité, la loi et l’ordre politiques se sont précarisés » (Smouts, Battistella, Petiteville, Vennesson). La construction de l’État est un phénomène historique long, donc la stratégie choisie par la communauté internationale est de parvenir à un modèle d’État wébérien comme en Europe, dans un temps plus restreint, et en évitant la longue étape de conflictualité qui accompagne généralement le processus de développement étatique. Or, que ce soit en Irak, en Afghanistan ou en Somalie, il existe peu d’exemple ou le state-building a fonctionné. Si nous ne remettons pas en question les justifications de certaines interventions (Mali, RCA, etc) ou missions de « maintien de la paix », justifiés par un certain degré de violence ou la responsabilité de protéger, la question de l’opportunité d’intervenir dans certains conflits se pose. D’une part parce que, l’efficience  même de cette stratégie d’intervention pour reconstruire l’Etat est questionnée. Par exemple, pour la chercheuse Marina Ottaway: « la communauté internationale a élaboré une liste de prescriptions pour la reconstruction d’État qui est tellement exhaustive qu’elle est impossible à appliquer sur le terrain ». D’autre part, des chercheurs comme Herbst vont plus loin et se demandent si les organisations internationales en voulant reconstruire des États effondrés, dans les conditions qui existaient auparavant, ne font pas que prolonger un état d’effondrement au lieu d’accepter l’existence du nouvel ordre politique créé. Ainsi, l’ONU refuse de considérer que certains États puissent être trop dysfonctionnels à la base, pour être reconstruits. Ce n’est que très récemment que les chercheurs ont cherché à comprendre l'ordre politique des États dits faillis, sans insister sur l’absence d’État mais en tenant compte de ce qui existe réellement.
Il faut donc accepter de déconstruire l’image de l’Etat.  Il ne faut pas s’interdire de penser l’Etat différemment et laisser place à l’innovation et à d’autres formes d’organisation de la société. En Somalie, par exemple, pendant plus de vingt ans la communauté internationale s’est entêtée à vouloir reconstruire un Etat somalien qui avait disparu au début des années 1990 sans s’interroger sur les raisons qui avaient présidé à sa disparition. Si l’on reconnait que la société somalienne, comme l’afghane et la yéménite sont des sociétés segmentaires, où il n’existe pas de structure formelles d’autorité mais que le pouvoir politique est à chaque niveau segmentaire, alors l’Etat, en tant que société politique organisée autour d’un centre de pouvoir, ne semble pas pouvoir émerger là-bas. Mais c’est une erreur aussi de dire qu’il n y a pas de gouvernance possible, et des solutions hybride existent comme au Somaliland (le droit coutumier complète le système juridique, l’ordre politique s’est adapté au système social, etc). Bref en Somalie, l’Etat ne se désintègre pas nécessairement il est en formation sous une autre forme mais c’est aux Somaliens de repenser leur manière de vivre ensemble.
Enfin, nous pensons pertinent de rappeler avec les travaux d’Antonio Giustozzi, que la violence fait partie du processus de formation de l’Etat et nécessite la victoire par la force d’un groupe social sur ses concurrents. Très peu d’Etats ont échappé à ce processus. Cette thèse renvoie à de nombreux travaux de sociologie historique de l’Etat, dont les plus célèbres sont ceux de Charles Tilly pour qui l’Etat fait la guerre et la guerre fait l’Etat. Or, le présupposé courant parmi les décideurs politiques internationaux est qu’un Etat fonctionnel doit émerger d’un compromis politique entre les factions en conflit et donc passe par le partage du pouvoir (comme ce fut le cas au Kenya par exemple). On ne peut malheureusement pas oublier ce facteur "violence" dans la constitution d’un Etat au risque de conduire les interventions à des échecs. 
Pour conclure, le processus de construction et de formation de l’Etat est en cours et est une problématique qui revient dans les travaux sur la régionalisation des conflits, sur le régionalisme sécuritaire ou encore sur le state-building. Il existe deux approches : la première appréhende les crises actuelles comme la conséquence de l’échec de la formation de l’État, et la seconde approche pense ces crises comme faisant partie du processus de formation de l’État comme cela a été le cas pour les pays européens, c’est cette dernière approche que je retiens mais en la nuançant. L’Etat, en tant qu’organisation politique de la société comme on la connaît en Europe, n’est pas une destinée implacable  et d’autres formes peuvent émerger.    

[1] Barnett RUBIN, Andrea ARMSTRONG, and Gloria R. NTEGEYE (eds.), Regional Conflict Formation in the Great Lakes Region of Africa: Structure, Dynamics and Challenges for Policy, New York, Center on International Cooperation, 2001.
[2] James HENTZ, Fredrick SÖDERBAUM et Rodrigo TAVARES, « Regional Organizations and African Security: moving the Debate Forward », in African Security, pp. 206-217.


lundi 28 avril 2014

Guinée Bissau : vers un retour à la légalité constitutionnelle ?

750 000 électeurs étaient appelés aux urnes le 13 avril 2014, pour le premier tour de la présidentielle et pour les législatives Bissau-Guinéennes, cette ex-colonie portugaise de 1,6 million d'habitants. 13 candidats se présentaient à la présidentielle et 15 partis aux législatives. Ces élections auraient dû se tenir un an après le dernier putsch du 12 avril 2012, qui avait renversé le régime du Premier ministre Carlos Gomes Junior et interrompu les élections générales, mais elles ont été reportées à plusieurs reprises. Jeune Afrique tire d’ailleurs ce constat : « en vingt ans de multipartisme, aucun Premier ministre ni aucun président n'est allé au terme de son mandat ». 
Le second tour se tiendra le 18 mai 2014 et il verra s’affronter deux candidats. L’ancien mouvement de libération, le Parti africain pour l'indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC), et son candidat, José Mario Vaz, arrive sans surprise au second tour de la présidentielle et il obtient 55 des 102 sièges à l'Assemblée nationale populaire, soit la majorité absolu. La surprise est créée par Nuno Gomes Nabiam (25,1 %), candidat indépendant et directeur de l'aviation civile. Ce dernier bénéficie du soutien de l’armée, notamment d'Antonio Indjai, le chef d'état-major, et des Balantes (la principale ethnie du pays).
Ci-dessus répartition ethnique en Guinée-Bissau
Ci-dessus répartition des votes lors du premier tour des présidentielles

Ces élections ont rencontré peu d’échos en France. Pourtant, les enjeux dépassent les frontières de l’Etat ouest africain et la pression internationale a été déterminante dans la tenue de ces élections. Le 19 avril le Washington Post consacrait d’ailleurs un article aux « multiples dimensions d’uneélection dans un petit Etat d’Afrique », nous reprenons, en partie, ici les conclusions :
D’une part, les bailleurs internationaux ont largement financé ces élections. Selon un rapport de l’Union Européenne : « The international community financed the entire electoral process with one-third of the contributions coming from the European Union. The elections had a cost of almost US$17  per voter, which was on the higher side of the world average and well above the African average of US$7 » (ICI coût des élections en général). De plus, il y a sur place près de 680 observateurs locaux et 400 observateurs étrangers (dont 200 de la CEDEAO et 46 de l’UE), en partie formée à l’étranger. Par ailleurs, la diaspora est appelée à voter pour les élections législatives et pour la premières fois pour les présidentielles. Ils sont 22 312 à être enregistrés et deux des 102 sièges du Parlement sont réservés aux représentants de la diaspora. Le pays était sous pression de la communauté internationale qui envisageait de nouvelles sanctions si les élections n’étaient pas tenues. L’Union africaine avait suspendue le pays après le coup d’Etat et a déjà annoncé « que dès l'annonce du vainqueur auxélections présidentielles et la prise de fonctions du nouveau Présidentconformément à la Constitution de la Guinée Bissau, le pays sera invité àreprendre sa participation aux activités de l'UA ».
José Mario Vaz (à gauche), Nuno Gomes Nabiam (à droite)


La Guinée Bissau est financièrement « au bord de la banqueroute » rappelle l’International Crisis Group qui prévient : « le vote ne réglera rien si les partenaires internationaux n’accompagnent pas la Guinée-Bissau dans la période cruciale qui suivra l’investiture du nouveau président. Ils devront le faire en améliorant encore leur coordination dans les derniers jours qui restent avant les scrutins, mais surtout pendant et après le vote. » Par ailleurs, l’armée a toujours joué un rôle politique fort dans le pays, et a contribué à entretenir le chaos institutionnel,  l’un des enjeux à venir est donc de savoir comment les responsables des forces de défense et de sécurité, pour certains mêlésau trafic de cocaïne, accepteront la transition et la remise en cause de leurs privilèges. D’autant plus que c’est le candidat arrivé second au premier tour des présidentielles qui bénéficie du soutien de l’armée. Si le PAIGC remporte les élections il devra donc agir avec discernement et trouver des compromis pour pouvoir gouverner.
Résultats officiels des élections : ICI

mardi 22 avril 2014

We are happy from...Africa

Le clip de Pharrell Williams "Happy" inspire le monde entier et les habitants du continent africain ne sont pas en reste. De Tunis à Hargeisa (Somaliland), en passant par Maurice, Brazzaville et Khartoum, toutes les régions du continent sont touchées par la vague "Happy". Nous ne résistons pas au plaisir de partager avec vous ces petits moments de joie. L'Afrique est "happy", la preuve.


Toutes les villes sont sur la plateforme internet "We are happy from…" et la page facebook créée pour le phénomène.

dimanche 13 avril 2014

La fantaisie des Dieux. Note de lecture

Patrick de Saint-Exupéry, grand reporter et rédacteur en chef de la revue XXI, signe avec Hippolyte une très belle BD-reportage. Ce n’est pas le génocide qui est raconté et expliqué mais la trajectoire de Patrick de Saint-Exupéry, en 1994, dans l’Ouest du Rwanda puis son retour sur les lieux du drame vingt ans plus tard. Ainsi, l’ouvrage est une série d’allers retours entre photos du Rwanda de 1994, plus précisément à Kibuye, et le voyage du journaliste, avec le dessinateur Hippolyte, sur ses propres pas en 2013. Aucune image d’horreur juste des témoignages qui laissent deviner le pire.
A la grisaille parisienne succède les images colorées du Rwanda. Les aquarelles d’Hippolyte rendent le dessin poétique. Une certaine légèreté règne dans ce petit paradis qu’est le Rwanda mais lorsque l’image se fait plus précise, le lecteur aperçoit des cadavres emportés par le courant du fleuve. Un témoignage pudique qui laisse au lecteur se représenter l’horreur. Derrière le silence se cache un génocide. On comprend que ce silence est celui des morts mais aussi celui de la communauté internationale. « Un génocide c’est d’abord du silence ».
Dès ses premières pages « La fantaisie des Dieux » ne laisse pas place au doute. Pour l’auteur, Mitterrand, le Président de la République savait. Son administration l’avait informée, dès 1990, d’un risque d’ « élimination totale des Tutsi » (p.6) au cœur de l’Afrique centrale. L’ouvrage s’ouvre sur une citation en exergue, qu’aurait dit le Président : « dans ces pays-là, un génocide ce n'est pas très important ». Plusieurs facettes du génocide sont traitées. Les Caterpillar du ministère des Travaux publics qui récupèrent les cadavres après le massacre de l’église « Home Saint Jean » (p.24), le préfet qui organise les assassinats, le poids de la colonisation et de la christianisation lorsqu’un fantôme qui hante l’esprit de l’auteur rappelle : « le mot ethnie n’existe pas dans notre langue » (p.33) L’ouvrage questionne la responsabilité des différents acteurs dans le drame.

On comprend aussi le contexte de l’époque. Si le rôle joué par la France fait toujours polémique, la thèse de l’auteur est que les plus hautes autorités de l’Etat savaient mais se sont laissées aveuglées par « leur allié » hutu. Les militaires français, qu’accompagne l’auteur en 1994, sont eux-mêmes surpris par l’accueil qui leur est réservé : « les génocidaires accueillent les Français en amis. Ils étaient sûrs que nous  venions les aider à finir leur travail » (p.47). On comprend le trouble qui envahit ses hommes lorsque les tueurs les accueillent, les ordres de l’état-major, les comptes rendu envoyés à Paris qui restent sans réaction, les discours politiques, les aveux des assassins pour qui il est normal de tuer les enfants qui sont des complices des rebelles, le récit des rescapés à Bisesero, etc. Ça n’est pas les militaires de l’opération Turquoise présents sur place que l’auteur accuse, au contraire il les dessine impuissants et dépassés. A Bisesero, il a observé avec eux "un champ d’extermination à ciel ouvert » (p.72), il a vu ce gendarme s’effondré en réalisant qu’un an avant il avait formé la garde présidentielle et qui conclut « nous avons formé les assassins » (p.73)

On retient quelques citations marquantes : « C’est la goutte d’eau qui dit la mer et cette mer fait peur»,  "la folie est une excellente meneuse d’hommes » (p.28), « l’organisation est la condition de la démultiplication du crime. Le déni sa soupape »…

Pour aller plus loin (MAJ) :
-Le blog d’Hippolyte : ICI
 Indications of Genocide in the Bisesero Hills,Rwanda, 1994 », Yale University, Genocide Studies Programm
-« Patrick St-Exupéry & Hippolyte : BD/ Les superhéros à l’épreuve du temps : série », in Un autre jour est possible, France Culture, 4 avril 2014, (en ligne), ICI
- Olivier Schmitt : " Génocide and International Relations"

samedi 12 avril 2014

Les Tweets/actualité de la semaine par @MorningAfrika

Corne de l’Afrique :
1/ Le spécialiste de l’Erythrée Dan Connell revient sur l’ « hémorragie migratoire » érythréenne et la terrible trajectoire des migrants érythréens : « Eritrean Refugeesat Risk » 
2/ La semaine a également été marqué par l’assassinat de deux employés de l'ONU à l'aéroport de Galkayo, l'un était français. Ils travaillaient pour le bureau de l'ONU contre la drogue et le crime (UNODC). Les médias ont rarement précisé que la ville se situe entre deux régions autonomistes. Galkayo se divise en deux, une administration puntlandaise au nord et une administration du Galmudug au sud. 
3/ Toujours dans la Corne de l’Afrique, la 29ème Flotte iranienne a accosté dans le Port de Djibouti pendant trois jours ICI


Les commémorations du génocide rwandais ont généré de nombreux tweets :
1/ Dans The Telegraph : « After the Rwandan genocide 20 years ago, we said 'Never Again'. Did wemean it? » , Justin Forsyth, s’interroge sur les leçons tirées par la communauté internationale après le génocide et sa lenteur à intervenir en cas de massacres. 
2/ Dans « Mémoire d'un génocideet raison d'Etat » sur France Inter, Bernard Guetta aborde la polémique qu’a provoquée le président rwandais Paul Kagamé en accusant la France d’avoir joué un rôle direct dans le génocide. Il revient sur les relations entre la France, le pouvoir Hutu de l’époque et le FRP de Paul Kagamé.
3/ Dans le Foreign Policy, Seyward Darby rappelle qu’une autre ethnie a été massacré lors du génocide rwandais, les Twas, soupçonnés de soutenir les rebelles.
4/ Annier Thomas, de l’AFP, nous livre un témoignage poignant de sa couverture du génocide il y a vingt ans.
5/ Sur la politique de la France et l’aveuglement du pouvoir français, regardez les extraits de 7 jours à Kigali: avec Mehdi Ba, « Le complexe impérial français et ses conséquences », Hélène Dumas « l'abandon de la communauté internationale » et Patrick de Saint-Exupéry sur la colline de Bisesero et le rôle des militaires français, ainsi que de nombreux témoignages.
6/ Dans un « message aux armées », le ministre de la  Défense a répondu « aux accusations inacceptables [de complicité  dans le génocide rwandais] proférées à l’encontre de l’armée française ces  derniers jours » et défendre l’« honneur de la France et de ses armées ».  Selon J.-Y. Le Drian, c’est le « risque que l’Histoire se répète » qui a justifié  le « devoir » de la France d’intervenir en Centrafrique. L’intégralité du texte  est publiée sur Lignes de défense

RCA :
Dans Libération, F. Richard  se penche sur le sort des 14 000 musulmans « piégés au cœur de la  ville de Boda, assiégés par des miliciens anti-balaka résolus à les  anéantir », malgré la présence d’une centaine de soldats français.
Toujours selon Libération, au regard de la  situation actuelle, l’objectif de 2015 pour les élections présidentielles « paraît aujourd’hui relever du pur fantasme » 
Adoption de la résolution 2149 portant création de la MINUSCA et envoi de près de 12 000 Casques bleus en RCA qui devront  relever la Misca d’ici le 15 septembre. Mais critique également du délai de déploiement. La force onusienne ne sera pas opérationnelle avant septembre, Libération, affirme que « pour la France […], le passage de relais  n’est pas pour demain ».

Piraterie :
Le Marin signale l’adoption par la commission du Développement durable de  l’Assemblée nationale, le 08/04, du « projet de loi […] autorisant les gardes  armés à bord des navires battant pavillon français dans les zones de  piraterie ». Le vote du texte en séance publique à l’AN est prévu le 15 mai. 

vendredi 4 avril 2014

Génocide rwandais et blocages mémoriels (MAJ)

Nous commémorerons le 6 avril, les vingt ans du génocide rwandais. Si les journaux commencent à rappeler, le souvenir de cette tragédie risque d’être éclipsé par une autre commémoration celle des 100 ans de la première guerre mondiale, et par les controverses qui ne cessent d’entourer l’étude du génocide. En effet, l’analyse des évènements est depuis 1994 sujette à controverses (surtout depuis le 10ème anniversaire) et malheureusement les commémorations risquent de ne pas être sereines. La question du génocide rwandais reste mystifiée en France. A quoi est du ce nouveau blocage mémoriel ? Les débats se résument à deux questions: le rôle de la France et les causes du déclenchement du génocide (qui a abattu l’avion d’Habyarimana : Hutu extrémistes ou tutsi ?). Il nous semble que ce débat est biaisé pour plusieurs raisons que nous proposons d’analyser dans ce billet.


Premièrement, la domination de la lecture ethnique comme élément d’interprétation des causes du génocide. Précisons d’emblée que nous ne nions pas l’existence des ethnies. Néanmoins, d’après cette lecture, qui a dominé et biaisé le débat, les Tutsi et les Hutu seraient destinés à s’affronter, et les massacres sont le résultat d’une opposition raciste atavique. Les recherches ont pourtant démontré que l’on pouvait plus évoquer l’existence de classes sociales que d’ethnies. Or cette lecture ouvre la voie à un autre mécanisme, celui de l’accusation des premières victimes du génocide : les Tutsi. Cette approche exclue toute analyse des évènements ayant conduit à l’exécution du génocide. Cette lecture s’appuie sur les travaux d’anthropologie de la race élaborée à la fin du XIXème siècle. D’après cette littérature les Tutsi sont définit comme « hamito-sémitiques », ils ne seraient donc pas africains. Les hutus ont repris cette idéologie et dirent que les Tutsi étaient les juifs d’Afrique. ... Cette littérature refuse de penser le racisme en Afrique comme une idéologie construite politiquement et socialement. Elle leur nie toute dimension politique ou toute instrumentalisation. 
C’est là que le blocage débute. Les premiers écrits sur le génocide portent sur ses causes. Ils avancent dès les premières semaines du génocide cette explication ethnique. Ces écrits émanent des médias et des autorités françaises. Ces premières représentations des évènements et leur persistance guide encore aujourd’hui le processus mémoriels. Les premiers travaux des chercheurs tenteront d’y apporter une réponse. Colette Braeckman est, en ce sens, une pionnière et essaie, dès 1994, de comprendre les raisons historiques qui ont mené le Rwanda au génocide. Elle trouve des explications dans le legs colonial, la dimension ethnique de la « révolution sociale » de 1957-1962 et le développement d’une politique raciste qui en découle. 

Deuxièmement, les controverses sur le rôle de la France sont tenaces, du fait de la monopolisation du débat par des réseaux partisans et des sites anonymes. Ces blocages mémoriels sont récurrents en France. Pour ne pas rouvrir ce débat nous vous invitons à lire Daniela Kroslak qui propose une analyse selon trois critères de responsabilité - connaissance, capacité, participation - sans pour autant verser dans une diatribe anti France. Elle rappelle que la tolérance anglo-américaine envers le FPR est aussi discutable que le comportement français. Il y a aussi la thèse d’Olivier Lanotte qui est l’un des travaux les plus exhaustif et rigoureux sur cette question.
Certains chercheurs ou pamphlétaires, qui sévissent encore aujourd’hui risquent de bloquer le processus mémoriels avec des débats stériles. Pourtant, marginalisés académiquement pour le manque de rigueur scientifique de leurs analyses ils ont développé des interprétations dénigrant ou relativisant l’évènement. Ce voile cache les vraies questions sur les causes et racines historiques du génocide, l'idéologie hamitique, les complicités internationales, le rôle de l’Eglise, l'histoire du FRP avant et après le génocide.  
Une citation de Stéphane Audoin-Rouzeau, Jean-Pierre Chrétien et Hélène Dumas (dont nous recommandons vivement de lire les ouvrages) résume le traitement de cette question : « il semble que les vieilles antiennes du discours ethnicisant ou misérabiliste n’aient pas cédé le pas devant les acquis de la discipline historique. Le regard réducteur porté sur les sociétés africaines reste plus largement partagé qu’on ne pourrait le penser (…) Les explications politiques et sociales des connaisseurs de la région ont souvent été jugées « compliquées », comme si l’Afrique, en somme, se devait d’être simple à nos yeux ».

A lire : 
Collette Braeckman : "Le Rwanda est devenu une histoire française"

mardi 1 avril 2014

Réflexions sur la régulation du conflit en RCA

Bien que les médias soient accaparés par d’autres problématiques, la République centrafricaine reste traversée par une crise politique, humanitaire et économique que les forces internationales, présentes sur place, peinent à réguler. Une carte dénichée sur le compte facebook « Anti-Balaka Vs Sélèka » illustre parfaitement la dynamique destructrice qui touche la RCA. 


On peut y voir une carte de Bangui où figure les « zones à détruire d’urgence », « l’axe du mal à libérer » ou encore les « zones libres ». Le titre en sango « Zo Kwe Zo » signifie « un homme en vaut un autre » et peut se comprendre par la formule : "Tous les hommes sont égaux". Cette devise aurait été énoncée par le Père fondateur de la République Centrafricaine, Barthélemy Boganda. Elle peut ici faire aussi référence à la mouvance Zo Kwe Zo (ex mouvance Ange Felix Patasse) qui a diffusé le 1er mars une pathétique« déclaration historique sur laguerre  du pétrole en Centrafrique etrelative à la déclaration de guerre du gouvernement français «aux anti-balaka»et donc au peuple centrafricain ».
Dans le même temps, la présidente de la transition Catherine Samba-Panza déclarait, dans une interview à Jeune Afrique, que les Forces armées centrafricaines ont été sélectionnés sur des critères essentiellement ethniques et qu’il faut maintenant mettre sur pied une armée républicaine et représentative de toutes les régions du pays, ce qui peut passer par l’intégration des éléments de l’ex-Séléka ou des anti-balaka.
Ces deux positions montrent parfaitement la difficulté qu’il y aura à reconstruire l’Etat et le pacte sociale en RCA.
Une question se pose : comment une société traumatisée par les violences exercées par des groupes qui cohabitaient ensemble par le passé peut-elle leur réapprendre à vivre ensemble ? Comment rétablir la paix ? Dans la même interview la présidente  répond à une question sur l’intérêt que porte la Cour pénale internationale à la Centrafrique, selon elle : « ceux qui ont commis des actes graves devront en répondre. Cela n’exclut pas de pardonner dans le cadre de la réconciliation ». La régulation du conflit passerait par deux modes de régulation : la paix par la justice (donc par la punition judiciaire des crimes commis) et la paix par le pardon (donc par la non poursuite des crimes). Deux modes de régulation que nous tentons de décrypter dans ce billet.
Le développement croissant de la justice pénale internationale tend à établir la sanction pénale comme un impératif. Cette judiciarisation des conflits est une tendance lourde depuis les procès de Nuremberg et de Tokyo. Elle s’est caractérisée par la création de tribunaux ad hoc (Rwanda, Ex-Yougoslavie par exemple) et de la CPI. Le principe sous tendu semble légitime : pour rétablir la paix il faut que justice soit faite et que les victimes soient reconnues et les bourreaux punis. Toutefois, le temps de la justice ne correspond pas toujours à celui de la paix. D’autres mécanismes extrajudiciaires ont été envisagés, ils passent parfois par l’abandon des poursuites judiciaires.
Comme des vidéos circulant sur les réseaux sociaux ont pu le montrer, les victimes étaient parfois elles-mêmes coupables de crimes violents. Il est donc difficile d’établir les responsabilités et, impossible dans un Etat faible comme la RCA, de juger les coupables (d’où le recours à la CPI). De plus, le jugement pourrait s’avérer négatif, en stigmatisant des groupes identifiés comme coupable et entériner les divisions au sein de la société. Par ailleurs, certains acteurs du conflit critiquent parfois l’instrumentalisation politique des tribunaux. En effet, l’objectif doit d’abord être de retrouver la paix politique et sociale or cela peut impliquer de laisser des crimes impunis. Bien que ce positionnement puisse paraître moralement contestable, cela fait pourtant partie de certains modes de régulation des conflits. Considérer les acteurs des violences comme des interlocuteurs politiques et non criminels est un prérequis aux négociations pour parvenir à des accords de paix. Il s’agit d’inclure ces acteurs dans un cadre politique pour permettre la résolution du conflit, donc de faire primer la signature d’accord de paix sur l’application de sanctions pénales. De même, dans une vision pragmatique, qui répond à l’impossibilité de juger tous les coupables, les Commissions Vérité et Réconciliation émergent comme une autre forme de régulation des conflits (en Afrique du Sud, Burundi, Côte d'Ivoire, etc). 
Ces instances extra-juridictionnelles ad hoc forment une alternative à l’approche juridictionnelle traditionnelle. Son action peut inclure des amnisties afin de permettre d’établir une paix sociale et la reconstruction de la société. Ce mode de régulation répond à la dimension socialement difficile que pourrait revêtir des procès. La question aujourd’hui est de savoir comment articuler ces différents modes de régulation des conflits ?

Pour aller plus loin :
Roland Marchal, « Justice internationale et réconciliation nationale », in Politique africaine 2003/4, n° 92.
Graeme Simpson,  « Amnistie et crime en Afrique du Sud après la Commission « Vérité et réconciliation » », in Cahiers d'études africaines 2004/1-2, n° 173-174
Laura Seay, "Rwanda  : Has reconciliation by legal means worked ?", 8 avril 2014 ICI