Alors que le « roi des rois traditionnels d’Afrique » vacille et que certains analystes y voient un échec de l'Union africaine, nous nous proposons de republier un billet datant de mai 2010 sur la politique africaine du président Libyen. Espérant qu'il permettra de mieux comprendre l'impact de la chute du Guide sur le continent africain. Ce premier billet revient sur l'idéologie qui anime la politique étrangère de Kadhafi.
La Libye est le quatrième plus grand Etat d’Afrique en superficie (1 757 000 km²) mais 14 fois moins peuplée que l’Egypte, riche d’un pétrole (40% des réserves africaines, 2ème exportateur du continent) qui lui permet toujours de peser politiquement. Elle bénéficie d’une situation privilégiée sur la façade méditerranéenne mais ne néglige pas le poids de sa partie continentale. En effet, le désert s’étend sur la quasi-totalité du territoire et la circulation de nomades dans cet espace n’est pas sans répercussion sur les intentions géopolitiques du pays. Carrefour entre le Maghreb (Maroc, Algérie, Tunisie, auxquels on ajoute parfois la Mauritanie et le Soudan) et le Moyen Orient, la Libye est faite d’une profonde dualité culturelle : arabité et africanité. Dans un ouvrage publié en 1986 M. Kadhafi déclarait : « Les pays africains et les pays arabes connaissent une situation analogue, sinon identique, d’autant que plus de la moitié des peuples arabes vit en Afrique ?» Ainsi l’idéal de l’unité africaine se trouvait dès l’origine en filigrane de la politique africaine de la Libye.
Ce billet propose de répondre à une interrogation principale : le colonel Kadhafi a-t-il une politique panafricaine ? Il convient pour y répondre de comprendre comment se manifeste la politique d’influence de la Libye en Afrique, vers quels pays est-elle dirigée, quels sont les vecteurs de cette influence ? Nous nous proposons d’analyser la portée idéologique de cette politique puis les vecteurs de l’influence libyenne sur le continent noir.
I.Une politique éminemment idéologique
a)Une vision unioniste et tribale
La politique d’influence libyenne est conçue et dirigée par le Colonel Kadhafi. La République arabe libyenne a pour principes fondamentaux : la liberté, l’union, la justice sociale et fait référence à l’Islam et à l’arabisme. L’idéologie kadhafiste se fonde aussi sur une volonté unioniste contre ce qu’il considère comme l’ennemi sioniste et contre l’Occident accusé d’avoir divisé le monde arabe. En 1974 il déclare : « la lutte contre Israël est éternelle » et en 1978 : « Nous sommes des unionistes depuis 1959, date de la constitution du mouvement des officiers unionistes libres. L’unité arabe est un destin, un objectif et en même temps une nécessité impérieuse. Nous avons peiné pour l’unité arabe et nous avons payé le prix depuis que nous étions étudiants en 1961, lorsque nous vivions sous les menaces de la persécution. L’unité est notre manière d’entrer en politique et elle en est la justification ». Dans les années 1969-1975 la Libye soutient de nombreux mouvements de libération dans le monde et tout particulièrement dans son voisinage africain : le Frolinat au Tchad, les Erythréens, les colonies portugaises, l’ANC en Afrique du Sud. Cet activisme pousse plusieurs pays d’Afrique à rompre leurs liens avec Israël. L’unionisme est une composante fondamentale de la politique de Kadhafi et un axe essentiel de son action politique.
En 1977, M. Kadhafi annonce la Jamahiriya (assemblée triviale) et publie le Livre Vert qui se veut une « troisième théorie universelle », différente du capitalisme et du marxisme, se fondant sur la société tribale bédouine, l’arabisme selon sa version nassérienne et la religion musulmane. H. Bleuchot considère que la tribu a joué un rôle fondamentale dans l’élaboration du Livre Vert : « la conception de Kadhafi (..) est celle-ci : le lien sociale véritable et naturel est celui du sang. L’individu est lié aux autres d’abord et avant tout à sa famille. La tribu est à son tour une famille élargie et la nation un groupe de tribus. Voilà la société naturelle. On a reconnu la société bédouine traditionnelle » .
Kadhafi s’est voulu l’héritier de Nasser et a voulu porter l’arabisme après la disparition de celui-ci en 1970. En effet, dans les années 1960 et 1970 on observe un grand rayonnement de la pensée nassérienne. Pourtant le moteur de la vision unioniste de Kadhafi diffère de celui de Nasser pour qui le projet d’unité était beaucoup moins utopique et correspondait davantage à des motifs stratégiques d’incarnation du leadership arabe . Djaziri paraphrase Sivan en considérant que le projet unitaire kadhafien comme un mythe politique arabe comme l’est l’islamisme . Les tentatives d’union qu’il proposera avec la Tunisie, le Maroc, l’Egypte et d’autres pays ne sont pourtant pas des succès (Soudan-Egypte en 69 , Egypte-Syrie en 71, Egypte en 72, Tunisie en 1974, Syrie en 1980, Tchad en 1981, Maroc en 1984, Soudan en 90). Citons également une tentative d’union régionale : la MENA (Middle East and North Africa). Elle obéit sur le plan régional à une logique d’emboitement de centres (capables d’exercer une influence politique, économique, démographique ou religieuse au niveau régional comme l’Arabie Saoudite, l’Egypte, l’Iran, la Turquie et Israël) et de périphéries (inégalement intégrées au système mondial dont fait partie la Libye). En effet, les économies de la MENA restent dans l’ensemble marginalisées, périphériques et peu compétitives. Ainsi, le PIB de la Ligue arabe avec 870 milliards de dollars en 2005 est inférieur à celui de l’Espagne . Aucune puissance régionale ne parvient à fédérer la région. Plusieurs logiques partagent ces pays : l’unité arabe avec la création en 1945 de la Ligue arabe encore fragile ; l’OPAEP (Organisation des pays arabes exportateurs de pétrole) qui s’est effondrée dans les années 1980 ; l’Union du Maghreb arabe créée en 1989 mais paralysée par les tensions régionales (Sahara Occidentale) ; le Gafta ou Great Arab Free Trade Area qui réunit 17 membres de la Ligue arabe sur 22 et entré en vigueur en 2005 mais qui pâtit de la faiblesse des échanges dans la zone ; l’Organisation de la Conférence islamique elle aussi ralentit par les rivalités interétatiques.
Actuellement le mouvement panarabe est fortement battu en brèche par la montée récente de l’islamisme. L’arabisme, l’idéologie officielle des pouvoirs en place, a perdu de son potentiel révolutionnaire.
Vidéo : Mouammar Kadhafi à propos de l'influence de Nasser et du conflit au Proche-Orient
b)La promotion d’un islam réformiste
Kadhafi est partisan d’un islam réformiste et surveille la menace représentée par les mouvements islamistes notamment celui des Frères musulmans. La Libye fait néanmoins partie de l’Organisation de la conférence islamique. Ses thèses socialistes trouvent, selon lui, leurs fondements dans le Coran. Cet islam socialiste est théorisé dans le livre vert. Ces oppositions tendent à isoler la Libye des Etats défenseurs d’un islam orthodoxe notamment l’Arabie Saoudite, qui est allée jusqu'à financer les projets américains de déstabilisation du régime. Le guide joue des affrontements entre chiites et sunnites en critiquant le régime saoudien qui « vise les chiites et complote contre le Hezbollah, la fierté de l’islam, des Arabes et de la résistance contre Israël ». Le 31 mars 2007 le Guide a même appelé dans un discours prononcé au Niger en présence des chefs de tribus Touareg, à l’établissement d’un second Etat fatimide chiite en Afrique du Nord, sur le modèle de l’Empire fatimide (10ème- 13ème siècle) qui regroupait l’Afrique du Nord, l’Egypte et une partie du Croissant fertile. Cependant les Saoudiens se sont réconcilier au Sommet de Doha (1er avril 2009) avec les Libyens mais une lutte d’influence se ressent toujours entre la Libye, l’Arabie Saoudite et même l’Iran.
c)Une constante : l’hostilité à l’égard de l’Occident
Le « Guide » libyen n'hésite pas à user et abuser d'une rhétorique populiste anti-blanc ou anti-occidentale et se faire passer ainsi pour le champion de la lutte contre le néocolonialisme. En cela, il trouve des opportunités lorsqu'un pays africain a des différents avec son ancienne métropole (Côte d'Ivoire ou Zimbabwe par exemple).
Son interventionnisme sur les différentes scènes internationales a toujours traduit une volonté de réduire l’influence occidentale et de faire progresser ses objectifs unitaires. Les positions propalestinnienne du leader libyen l’ont très vite opposé aux Etats-Unis et à Israël. A la suite d’un processus de reconnaissance et de recherche d’acceptabilité internationale, l’ONU et l’Union européenne ont levé leurs sanctions en septembre 2003, et le 15 mai 2006 les Etats-Unis ont retiré la Libye de leur liste des états terroristes. Mais il faut attendre juillet 2007 et la résolution de l’affaire des infirmières bulgares et fin 2008 l’indemnisation des victimes des attentats aériens pour que le Guide trouve un semblant de respectabilité.
A lire :
- Kadhafi l'Africain par Moussa Diop pour RFI
- "Les amis africains de Kadhafi" par Jeffrey Gettleman (Courrier International)
- "L’Afrique et Kadhafi : enjeux économiques et financiers" Les Afriques
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