« Meles Zenawi chaussait des bottes trop grande pour que d’autres après lui puissent chausser les mêmes bottes », cette remarque est celle de l’un des fondateurs du Front populaire de libération du Tigraï (FPLT), elle révèle une inquiétude très largement partagée par les Ethiopiens et les analystes. Il y a eu une telle crainte d’une vacance du pouvoir après la disparition de Meles qu’on le fait gouverner un peu plus longtemps.
Oui Meles est mort mais il gouverne toujours. « Le roi est mort vive le roi » écrivait récemment Jean-Nicolas Bach, et c’est exactement ça. On peut citer tout de même quelques tensions au sein du parti dominant la coalition car les élites tigréennes se voyaient bien gouverner mais contre toute attente c’est Hailémariam Dessalegn qui a été élu (en arrière plan sur la photo - derrière Meles Zénawi).
Son vice-Premier ministre depuis 2010. Ce nouveau Premier ministre peut surprendre : il est relativement jeune (47 ans), protestant et issu d’une ethnie minoritaire du Sud. Entendez par cette description qu’il n’est ni orthodoxe, ni Tigréen, ni issu du Front de libération du peuple du Tigré (TPLF), la composante dominante de la coalition au pouvoir. Si la mort de Meles, en août 2012, marque un tournant majeur pour le régime éthiopien, c’est parce que Meles marquera durablement l’histoire de l’Ethiopie (comme l’empereur Hailé Sélassié ou Menelik II). Son successeur et protégé, Hailémariam Dessalegn ne fait que poursuit son œuvre. Pour comprendre les défis de l’après Meles il faut comprendre son règne et surtout le glissement effectué de la démocratisation à la priorité du développement comme l'a démontré Jean Nicolas Bach dans ses travaux.
Il y a deux Meles, deux périodes. La première entre 1991 et 2001. Meles et le mouvement de libération essaie alors de récupérer les débris qui ont suivis la chute du régime communiste avec des discours démocratiques. Puis il glisse vers un « despotisme éclairé » qu’on pourrait résumer par : « faisons le bonheur du peuple mais sans qu’il s’en occupe ».
En effet, lorsque le Front Démocratique Révolutionnaire du Peuple Éthiopien (FDRPE) et donc Meles Zenawi, prennent le pouvoir en 1991, ils prônent dans leurs discours la mise en place d’institutions démocratiques. Cette démocratisation doit permettre d’arriver au développement économique. Mais la démocratisation annoncée va rapidement montrer ses limites, aussi bien lors de la transition, en 1992 et 1995, qu’aujourd’hui. L’échec du processus de démocratisation entraîne un véritable renversement de la logique : la démocratie n’est plus la priorité. La guerre contre l’Erythrée, qui fait près de 50 000 morts et coûte tout l’argent que ni l’Ethiopie ni l’Erythrée ne possédaient, marque le début de la seconde partie de son règne. Sur ce retournement nous vous invitons à lire la thèse de Jean-Nicolas Bach ainsi que son article "Abiotawi democracy : neither revolutionary nor democratic a critical review of EPRDF's conception of revolutionary democracy in post 1991 Ethiopie" dans le Journal of Eastern African Studies (2011, volume 5, Issue 4)
Dès 2001, mais surtout 2004, l’Ethiopie décolle. Meles Zenawi s’est lancé dans un projet politique et économique de « développementalisme démocratique » . La théorie qu’il souhaite appliquer à l’Éthiopie est définie dans un écrit inachevé mais consultable en l’état : « African Development : Dead Ends and New Beginnings ». Pour Meles Zenawi, l’État doit avoir un rôle moteur dans le développement économique du pays. Il est l’investisseur principal et il se charge de la redistribution des ressources. Un plan quinquennal, le Growth and Transformation Plan (GTP) a été adopté en 2010. Il doit conduire l’État à doubler la croissance économique, à l’horizon 2015. Tout opposant à ce plan est un ennemi d’Etat. Dans un premier temps, ce furent les dissidents internes au FPLT, en 2001, puis les opposants de 2005 lors d’élections réprimées dans le sang.
C’est là aussi tout l’enjeu pour le successeur de Meles parce que le gouvernement éthiopien fonde sa légitimité sur les promesses de développement économique. Si les premiers effets ne s’en font pas ressentir avant 2015, date de la prochaine échéance électorale post-Meles Zenawi, son discours sur l’État développementaliste perdrait de son efficacité. D’autant plus que l’inflation (près de 30 % en 2011 et 40% en 2010) et le chômage fragilisent déjà la population, les citadins en particulier. De plus, les taux de croissance économique à deux chiffres avancés par le gouvernement depuis dix ans sont à relativiser. Selon l’International Development Association (IDA) et le Fond Monétaire International, ils seraient de l’ordre de 7 à 8%. La production des céréales est surévaluée d’un tiers, or l’agriculture compte pour près de 46% du PIB. De même, l’indice de développement humain du PNUD place l’Éthiopie à la 173ème place en 2012 alors qu’elle se situait à la 169ème en 2003. Et si l’on observe le coefficient de Gini en Éthiopie, l’inégalité croît. De plus, les implications de la reconfiguration politico-économique de l’Éthiopie dépassent les frontières de l’État. De la stabilité régionale de la Corne de l’Afrique dépend le développement de l’Éthiopie. D’où l’implication de l’Ethiopie dans la résolution des conflits régionaux (actuellement au Soudan). Cette stabilité doit permettre la réalisation de « méga-projets » sur les principaux fleuves du pays, notamment le Grand barrage de la Renaissance sur le Nil bleu, entamé en 2011. L’énergie produite devrait permettre d’alimenter Djibouti et le Soudan.
L’État éthiopien a joué un rôle primordial dans la croissance économique du pays, mais il a échoué à contenir les comportements rentiers et les pratiques qui gangrènent la structure du système. Le système politique éthiopien a stagné et est retombé dans l’autoritarisme. René Lefort évoque même l’émergence d’une oligarchie à la tête de l’État. Rejoindre le parti dominant devient une nécessité pour intégrer la fonction publique, pour faire développer son entreprise ou obtenir les moyens nécessaires à l’exploitation agricole des terres. Hailémariam Dessalegn est donc condamné à réussir le projet économique lancé par son prédécesseur s’il veut assurer la stabilité du régime.
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