1/ D’une part, la régionalisation des
conflits. Les travaux sur ce point s’interrogent sur les facteurs explicatifs
de la persistance de la conflictualité dans certaines sous-régions comme dans la région des Grands lacs, dans la
région du fleuve Mano, en Afrique de l’Ouest ou, dans une moindre mesure, dans
la Corne de l’Afrique.
2/ Les recherches portent aussi sur les
modes de résolution des conflits en Afrique et étudient la construction de
l’Architecture de Paix et de Sécurité portée par l’Union africaine et
s’appuyant sur les communautés économiques régionales. L’échelon régional/supra
étatique serait donc perçu comme « l’espace pertinent pour l’action »
(Marie-Claude Smouts).
3/Les travaux s’intéressent aussi aux
interventions dans les Etats dits faibles.
La question qui découle de ce constat est
: de quoi est-ce le symptôme ? Ces trois axes d’études ont pour enjeu
l’Etat et plus particulièrement sa construction au sens d’un effort conscient de créer un appareil de
contrôle. Mais c’est également un processus historique largement inconscient et
contradictoire fait de conflits, de négociations et de compromis entre les
divers groupes composant une société donnée.
1/ La régionalisation des conflits.
L’analyse régionale des conflits a émergé dans les études de sécurité après la guerre froide. Qu’est-ce qu’un conflit régionalisé ? Des « situations où les pays voisins connaissent des conflits internes ou interétatiques, et avec des liens significatifs entre les conflits ».
Ce modèle introduit l’idée que des interactions
frontalières seraient des catalyseurs de la propagation des conflits. Des
outils conceptuels ont été développés pour analyser ce phénomène :
notamment les complexes conflictuels régionaux et les systèmes de conflits. La
notion de régionalisation des conflits illustre l'imbrication des aspects
extérieurs et intérieurs de la sécurité. Ces conflits perdureraient parce
qu’alimentés par des réseaux régionaux. Ils sont au nombre de quatre :
« militaire, politiques (par des
liens transfrontaliers entre les élites politiques), économiques (par le
commerce transfrontalier de marchandises) et sociaux (d’un côté comme de
l’autre des frontières nationales, des groupes partagent une même identité)
[1]».
Le principal facteur explicatif de l’existence d’une régionalisation des
conflits serait la faiblesse des États qui le constituent. Le processus de
régionalisation des conflits armés serait facilité par des facteurs structurels
liés à l’État : ses déficiences, son incapacité à contrôler certaines zones de
son territoire qui deviennent des zones grises ainsi qu’un terreau favorable au
développement des trafics, et des difficultés à intégrer des populations
transfrontalières, entre autres. Les possibilités d’interactions sont plus
faciles lorsqu’un État ne contrôle pas son territoire et ses frontières. Les
problématiques des États faibles débordent alors souvent de leurs espaces
d'origine pour prendre une dimension sécuritaire régionale.
Pourtant, nous adhérons à l’hypothèse de Jean François Bayart, pour qui la
régionalisation des conflits peut être interprétée comme l’un des processus de
formation de l’État plutôt que comme l’expression de son déclin. Au sens où les
groupes en conflit dans la Corne par exemple ne lutte pas contre l’Etat mais pour
prendre le contrôle de l’Etat.
2/ Le régionalisme sécuritaire
Le régionalisme sécuritaire devient une réponse à la régionalisation
conflictuelle. Pour rappel, à la suite
de la décennie 90 où le continent a été touché par de nombreux conflits, un nouveau
principe a émergé « Try Africa
first » : « les solutions africaines avant tout ». Aujourd’hui,
la nécessité de solutions endogènes aux crises et conflits africains est
collectivement assumée. De fait, le rôle dévolu à la régulation par la région
est essentiel et devient une pièce maîtresse du système. En effet,
l’architecture de sécurité continentale prend appui sur les sous-régions afin
de gérer la conflictualité. Cette africanisation de la gestion des conflits reflète aussi l’idée d’un
monde post-bipolaire, structuré autour de blocs régionaux qui
s’autoréguleraient.
On observe à la
fois dans l’évolution des organisations régionales et dans l’acte de naissance
de l’Union africaine, le passage d’une logique visant à protéger les régimes en
place à une logique de consolidation de la souveraineté des Etats.
L’architecture de l’Union Africaine a essentiellement pour objet de régler les problèmes
internes aux États. Et l’ONU a également favorisé ce régionalisme en donnant la
possibilité aux organismes régionaux d’assurer le maintien de la paix encadré
par le chapitre VIII de la Charte des Nations unies. Donc les organisations
africaines se repositionnent dans la gestion des conflits même si cette
redéfinition ne tient pas pleinement compte de l’évolution de la nature des
menaces, qui touchent aujourd’hui le continent, notamment du terrorisme, comme
on a pu le voir dans le cas du Mali en 2012-2013. La problématique malienne a montré
les limites du régionalisme. Or la cohérence et la viabilité des Etats est une
condition essentielle pour le succès du régionalisme. Les Etats faibles sont
plus susceptibles d’avoir des gouvernements non-démocratiques qui seraient
particulièrement jaloux de leur souveraineté. De plus, une partie de la
souveraineté de ces Etats leur échappe à travers d’autres dynamiques
transfrontalières. Et c'est là tout le « paradoxe africain »[2].
Les progrès de l’intégration institutionnelle sont très faibles. En revanche,
la régionalisation progresse suivant des logiques différentes et plus rapides. Il
faut donc rappeler le rôle majeur joué par l’État comme acteur sécuritaire, comme le
rappelle D. Bach « le développement de l’intégration régionale en
Afrique passe par la capacité et la volonté des acteurs étatiques à mettre en œuvre
des politiques d’intégration internes, seules capables de transformer en
logiques vertueuses les effets destructurants de l’intégration régionale par le
bas. Il convient de reconstruire l’État avant d’en chercher le dépassement
».
3/ Les Etats faibles et les
interventions extérieures
Les interventions françaises au Mali
et en RCA posent aussi cette question de la construction ou de la
reconstruction de l’Etat après une intervention. Aujourd’hui, l’idée
généralement admises et qui fait consensus est que l’instauration de la paix
passe par la construction ou la reconstruction de l’Etat. Il y aurait un lien
direct entre peacebuidling et state-building - au sens de renforcement
des institutions politiques, administratives et gouvernementales. C’est vrai que depuis le 11 septembre
2001 en particulier, le continent dans son ensemble est décrit de façon
globale, comme faible, fragile et exploitable par les terroristes qui
pourraient le conquérir. Les discours font des États défaillants des refuges
pour les mouvements terroristes. Notez que certains chercheurs ont d’ailleurs
démontré qu’il n’y avait pas nécessairement de corrélation entre la place d’un
État dans l’index des États faillis et
le nombre d’organisations terroristes hébergées sur son territoire. Par
exemple, l’Inde et Israël ont un indice faible dans l’index des États faillis
mais hébergent un grand nombre de groupes terroristes. En revanche, en Somalie,
pourtant en tête des Etats dits faillis, seuls les Shebabs affiliés à Al-Qaïda
figurent en tant que groupe terroriste en Somalie et ils ne représentaient
qu’une minorité, avant 2006 et leur essor. Donc si les États faillis peuvent
constituer un terreau favorable pour voir émerger (ou servir de base à) des
groupes terroristes, il s’avère qu’empiriquement cette hypothèse ne se vérifie
pas. C’était juste une petite remarque.
Bref, l’utilisation du terme Etat
failli révèle un renversement de perspectives : la guerre ne naitrait plus
de la puissance des Etats mais de leur faiblesse. La priorité pour instaurer la
paix est de construire ou reconstruire l’Etat. Le
state-building est ainsi la
principale réponse à la défaillance de l’État. Ce terme désigne l’idée de « la
nécessité de reconstituer, sous une forme ou une autre, des unités politiques
au sein desquelles, suite notamment à une guerre civile, la structure,
l’autorité, la loi et l’ordre politiques se sont précarisés » (Smouts, Battistella, Petiteville, Vennesson). La
construction de l’État est un phénomène historique long, donc la stratégie
choisie par la communauté internationale est de parvenir à un modèle d’État
wébérien comme en Europe, dans un temps plus restreint, et en évitant la longue
étape de conflictualité qui accompagne généralement le processus de
développement étatique. Or, que ce soit en Irak, en Afghanistan ou en Somalie, il
existe peu d’exemple ou le state-building
a fonctionné. Si nous ne remettons pas en question les justifications de
certaines interventions (Mali, RCA, etc) ou missions de « maintien de la
paix », justifiés par un certain degré de violence ou la responsabilité de
protéger, la question de l’opportunité d’intervenir dans certains conflits se
pose. D’une part parce que, l’efficience même de cette stratégie d’intervention pour
reconstruire l’Etat est questionnée. Par exemple, pour la chercheuse Marina
Ottaway: « la communauté internationale a élaboré une liste de prescriptions
pour la reconstruction d’État qui est tellement exhaustive qu’elle est
impossible à appliquer sur le terrain ». D’autre part, des chercheurs comme
Herbst vont plus loin et se demandent si les organisations internationales en
voulant reconstruire des États effondrés, dans les conditions qui existaient
auparavant, ne font pas que prolonger un état d’effondrement au lieu d’accepter
l’existence du nouvel ordre politique créé. Ainsi,
l’ONU
refuse
de considérer que
certains États puissent
être trop
dysfonctionnels
à
la
base,
pour
être
reconstruits. Ce
n’est que très récemment que les chercheurs ont cherché à comprendre l'ordre
politique des États dits faillis, sans insister sur l’absence d’État mais en
tenant compte de ce qui existe réellement.
Il
faut donc accepter de déconstruire l’image de l’Etat. Il ne faut pas s’interdire de penser l’Etat différemment
et laisser place à l’innovation et à d’autres formes d’organisation de la
société. En Somalie, par exemple, pendant plus de vingt ans la communauté
internationale s’est entêtée à vouloir reconstruire un Etat somalien qui avait
disparu au début des années 1990 sans s’interroger sur les raisons qui avaient
présidé à sa disparition. Si l’on reconnait que la société somalienne, comme
l’afghane et la yéménite sont des sociétés segmentaires, où il n’existe pas de
structure formelles d’autorité mais que le pouvoir politique est à chaque
niveau segmentaire, alors l’Etat, en tant que société politique organisée
autour d’un centre de pouvoir, ne semble pas pouvoir émerger là-bas. Mais c’est
une erreur aussi de dire qu’il n y a pas de gouvernance possible, et des
solutions hybride existent comme au Somaliland (le droit coutumier complète le
système juridique, l’ordre politique s’est adapté au système social, etc). Bref
en Somalie, l’Etat ne se désintègre pas nécessairement il est en formation sous
une autre forme mais c’est aux Somaliens de repenser leur manière de vivre
ensemble.
Enfin,
nous pensons pertinent de rappeler avec les travaux d’Antonio Giustozzi, que la
violence fait partie du processus de formation de l’Etat et nécessite la
victoire par la force d’un groupe social sur ses concurrents. Très peu d’Etats
ont échappé à ce processus. Cette thèse renvoie à de nombreux travaux de
sociologie historique de l’Etat, dont les plus célèbres sont ceux de Charles
Tilly pour qui l’Etat fait la guerre et la guerre fait l’Etat. Or, le présupposé
courant parmi les décideurs politiques internationaux est qu’un Etat
fonctionnel doit émerger d’un compromis politique entre les factions en conflit
et donc passe par le partage du pouvoir (comme ce fut le cas au Kenya par
exemple). On ne peut malheureusement pas oublier ce facteur
"violence" dans la constitution d’un Etat au risque de conduire les
interventions à des échecs.
Pour conclure, le processus de
construction et de formation de l’Etat est en cours et est une problématique
qui revient dans les travaux sur la régionalisation des conflits, sur le
régionalisme sécuritaire ou encore sur le state-building. Il
existe deux approches : la première appréhende les crises actuelles comme
la conséquence de l’échec de la formation de l’État, et la seconde approche
pense ces crises comme faisant partie du processus de formation de l’État comme
cela a été le cas pour les pays européens, c’est cette dernière approche que je
retiens mais en la nuançant. L’Etat, en tant qu’organisation politique de la
société comme on la connaît en Europe, n’est pas une destinée implacable et d’autres formes peuvent émerger.
[1] Barnett RUBIN, Andrea ARMSTRONG,
and Gloria R. NTEGEYE (eds.), Regional
Conflict Formation in the Great Lakes Region of Africa: Structure, Dynamics and
Challenges for Policy, New York, Center on International Cooperation, 2001.
[2] James HENTZ, Fredrick SÖDERBAUM et Rodrigo TAVARES, « Regional
Organizations and African Security: moving the Debate Forward », in African
Security, pp. 206-217.
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