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mardi 26 mai 2015

La menace stratégique des États faibles : quand les faits relativisent la théorie

Nous venons de publier une note de recherche stratégique pour l'IRSEM. Vous trouverez ici son résumé et le lien vers la note. Les recherches qui se concentrent sur l’échec de l’État à remplir ses fonctions régaliennes rencontrent un franc succès depuis la fin de la guerre froide et après le 11 septembre 2001. L’une des principales hypothèses est que les États dits faibles ou pire faillis seraient générateurs de conflits : « Most of the security problems of Africa largely hang on the failure of the postcolonial state ».

Vous pouvez télécharger gratuitement la note n°18  ICI

vendredi 23 mai 2014

La construction de l’Etat, un enjeu clé des études stratégiques sur l’Afrique

L’auteur de ce blog a eu le privilège de participer le 21 mai au séminaire Etudes stratégiques organisé par la DAS et l’IREM. Nous avons présenté trois thématiques qui animent les débats des africanistes en études stratégiques ces dernières années :


1/ D’une part, la régionalisation des conflits. Les travaux sur ce point s’interrogent sur les facteurs explicatifs de la persistance de la conflictualité dans certaines sous-régions  comme dans la région des Grands lacs, dans la région du fleuve Mano, en Afrique de l’Ouest ou, dans une moindre mesure, dans la Corne de l’Afrique.
2/ Les recherches portent aussi sur les modes de résolution des conflits en Afrique et étudient la construction de l’Architecture de Paix et de Sécurité portée par l’Union africaine et s’appuyant sur les communautés économiques régionales. L’échelon régional/supra étatique serait donc perçu comme « l’espace pertinent pour l’action » (Marie-Claude Smouts).
3/Les travaux s’intéressent aussi aux interventions dans les Etats dits faibles.
La question qui découle de ce constat est : de quoi est-ce le symptôme ? Ces trois axes d’études ont pour enjeu l’Etat et plus particulièrement sa construction au sens d’un  effort conscient de créer un appareil de contrôle. Mais c’est également un processus historique largement inconscient et contradictoire fait de conflits, de négociations et de compromis entre les divers groupes composant une société donnée. 

1/ La régionalisation des conflits.

L’analyse régionale des conflits a émergé dans les études de sécurité après la guerre froide. Qu’est-ce qu’un conflit régionalisé ? Des « situations où les pays voisins connaissent des conflits internes ou interétatiques, et avec des liens significatifs entre les conflits ». 

 Ce modèle introduit l’idée que des interactions frontalières seraient des catalyseurs de la propagation des conflits. Des outils conceptuels ont été développés pour analyser ce phénomène : notamment les complexes conflictuels régionaux et les systèmes de conflits. La notion de régionalisation des conflits illustre l'imbrication des aspects extérieurs et intérieurs de la sécurité. Ces conflits perdureraient parce qu’alimentés par des réseaux régionaux. Ils sont au nombre de quatre : « militaire, politiques (par des liens transfrontaliers entre les élites politiques), économiques (par le commerce transfrontalier de marchandises) et sociaux (d’un côté comme de l’autre des frontières nationales, des groupes partagent une même identité) [1]». Le principal facteur explicatif de l’existence d’une régionalisation des conflits serait la faiblesse des États qui le constituent. Le processus de régionalisation des conflits armés serait facilité par des facteurs structurels liés à l’État : ses déficiences, son incapacité à contrôler certaines zones de son territoire qui deviennent des zones grises ainsi qu’un terreau favorable au développement des trafics, et des difficultés à intégrer des populations transfrontalières, entre autres. Les possibilités d’interactions sont plus faciles lorsqu’un État ne contrôle pas son territoire et ses frontières. Les problématiques des États faibles débordent alors souvent de leurs espaces d'origine pour prendre une dimension sécuritaire régionale.

Pourtant, nous adhérons à l’hypothèse de Jean François Bayart, pour qui la régionalisation des conflits peut être interprétée comme l’un des processus de formation de l’État plutôt que comme l’expression de son déclin. Au sens où les groupes en conflit dans la Corne par exemple ne lutte pas contre l’Etat mais pour prendre le contrôle de l’Etat. 

2/ Le régionalisme sécuritaire
Le régionalisme sécuritaire devient une réponse à la régionalisation conflictuelle. Pour rappel, à la suite de la décennie 90 où le continent a été touché par de nombreux conflits, un nouveau principe a émergé « Try Africa first » : « les solutions africaines avant tout ». Aujourd’hui, la nécessité de solutions endogènes aux crises et conflits africains est collectivement assumée. De fait, le rôle dévolu à la régulation par la région est essentiel et devient une pièce maîtresse du système. En effet, l’architecture de sécurité continentale prend appui sur les sous-régions afin de gérer la conflictualité. Cette africanisation de la gestion des conflits reflète aussi l’idée d’un monde post-bipolaire, structuré autour de blocs régionaux qui s’autoréguleraient. 

On observe à la fois dans l’évolution des organisations régionales et dans l’acte de naissance de l’Union africaine, le passage d’une logique visant à protéger les régimes en place à une logique de consolidation de la souveraineté des Etats. L’architecture de l’Union Africaine a essentiellement pour objet de régler les problèmes internes aux États. Et l’ONU a également favorisé ce régionalisme en donnant la possibilité aux organismes régionaux d’assurer le maintien de la paix encadré par le chapitre VIII de la Charte des Nations unies. Donc les organisations africaines se repositionnent dans la gestion des conflits même si cette redéfinition ne tient pas pleinement compte de l’évolution de la nature des menaces, qui touchent aujourd’hui le continent, notamment du terrorisme, comme on a pu le voir dans le cas du Mali en 2012-2013. La problématique malienne a montré les limites du régionalisme. Or la cohérence et la viabilité des Etats est une condition essentielle pour le succès du régionalisme. Les Etats faibles sont plus susceptibles d’avoir des gouvernements non-démocratiques qui seraient particulièrement jaloux de leur souveraineté. De plus, une partie de la souveraineté de ces Etats leur échappe à travers d’autres dynamiques transfrontalières. Et c'est là tout le « paradoxe africain »[2]. Les progrès de l’intégration institutionnelle sont très faibles. En revanche, la régionalisation progresse suivant des logiques différentes et plus rapides. Il faut donc rappeler le rôle majeur joué par l’État comme acteur sécuritaire, comme le rappelle D. Bach « le développement de l’intégration régionale en Afrique passe par la capacité et la volonté des acteurs étatiques à mettre en œuvre des politiques d’intégration internes, seules capables de transformer en logiques vertueuses les effets destructurants de l’intégration régionale par le bas. Il convient de reconstruire l’État avant d’en chercher le dépassement ». 

3/ Les Etats faibles et les interventions extérieures

Les interventions françaises au Mali et en RCA posent aussi cette question de la construction ou de la reconstruction de l’Etat après une intervention. Aujourd’hui, l’idée généralement admises et qui fait consensus est que l’instauration de la paix passe par la construction ou la reconstruction de l’Etat. Il y aurait un lien direct entre peacebuidling et state-building - au sens de renforcement des institutions politiques, administratives et gouvernementales. C’est vrai que depuis le 11 septembre 2001 en particulier, le continent dans son ensemble est décrit de façon globale, comme faible, fragile et exploitable par les terroristes qui pourraient le conquérir. Les discours font des États défaillants des refuges pour les mouvements terroristes. Notez que certains chercheurs ont d’ailleurs démontré qu’il n’y avait pas nécessairement de corrélation entre la place d’un État dans l’index des États faillis  et le nombre d’organisations terroristes hébergées sur son territoire. Par exemple, l’Inde et Israël ont un indice faible dans l’index des États faillis mais hébergent un grand nombre de groupes terroristes. En revanche, en Somalie, pourtant en tête des Etats dits faillis, seuls les Shebabs affiliés à Al-Qaïda figurent en tant que groupe terroriste en Somalie et ils ne représentaient qu’une minorité, avant 2006 et leur essor. Donc si les États faillis peuvent constituer un terreau favorable pour voir émerger (ou servir de base à) des groupes terroristes, il s’avère qu’empiriquement cette hypothèse ne se vérifie pas. C’était juste une petite remarque.


Bref, l’utilisation du terme Etat failli révèle un renversement de perspectives : la guerre ne naitrait plus de la puissance des Etats mais de leur faiblesse. La priorité pour instaurer la paix est de construire ou reconstruire l’Etat. Le state-building est ainsi la principale réponse à la défaillance de l’État. Ce terme désigne l’idée de « la nécessité de reconstituer, sous une forme ou une autre, des unités politiques au sein desquelles, suite notamment à une guerre civile, la structure, l’autorité, la loi et l’ordre politiques se sont précarisés » (Smouts, Battistella, Petiteville, Vennesson). La construction de l’État est un phénomène historique long, donc la stratégie choisie par la communauté internationale est de parvenir à un modèle d’État wébérien comme en Europe, dans un temps plus restreint, et en évitant la longue étape de conflictualité qui accompagne généralement le processus de développement étatique. Or, que ce soit en Irak, en Afghanistan ou en Somalie, il existe peu d’exemple ou le state-building a fonctionné. Si nous ne remettons pas en question les justifications de certaines interventions (Mali, RCA, etc) ou missions de « maintien de la paix », justifiés par un certain degré de violence ou la responsabilité de protéger, la question de l’opportunité d’intervenir dans certains conflits se pose. D’une part parce que, l’efficience  même de cette stratégie d’intervention pour reconstruire l’Etat est questionnée. Par exemple, pour la chercheuse Marina Ottaway: « la communauté internationale a élaboré une liste de prescriptions pour la reconstruction d’État qui est tellement exhaustive qu’elle est impossible à appliquer sur le terrain ». D’autre part, des chercheurs comme Herbst vont plus loin et se demandent si les organisations internationales en voulant reconstruire des États effondrés, dans les conditions qui existaient auparavant, ne font pas que prolonger un état d’effondrement au lieu d’accepter l’existence du nouvel ordre politique créé. Ainsi, l’ONU refuse de considérer que certains États puissent être trop dysfonctionnels à la base, pour être reconstruits. Ce n’est que très récemment que les chercheurs ont cherché à comprendre l'ordre politique des États dits faillis, sans insister sur l’absence d’État mais en tenant compte de ce qui existe réellement.
Il faut donc accepter de déconstruire l’image de l’Etat.  Il ne faut pas s’interdire de penser l’Etat différemment et laisser place à l’innovation et à d’autres formes d’organisation de la société. En Somalie, par exemple, pendant plus de vingt ans la communauté internationale s’est entêtée à vouloir reconstruire un Etat somalien qui avait disparu au début des années 1990 sans s’interroger sur les raisons qui avaient présidé à sa disparition. Si l’on reconnait que la société somalienne, comme l’afghane et la yéménite sont des sociétés segmentaires, où il n’existe pas de structure formelles d’autorité mais que le pouvoir politique est à chaque niveau segmentaire, alors l’Etat, en tant que société politique organisée autour d’un centre de pouvoir, ne semble pas pouvoir émerger là-bas. Mais c’est une erreur aussi de dire qu’il n y a pas de gouvernance possible, et des solutions hybride existent comme au Somaliland (le droit coutumier complète le système juridique, l’ordre politique s’est adapté au système social, etc). Bref en Somalie, l’Etat ne se désintègre pas nécessairement il est en formation sous une autre forme mais c’est aux Somaliens de repenser leur manière de vivre ensemble.
Enfin, nous pensons pertinent de rappeler avec les travaux d’Antonio Giustozzi, que la violence fait partie du processus de formation de l’Etat et nécessite la victoire par la force d’un groupe social sur ses concurrents. Très peu d’Etats ont échappé à ce processus. Cette thèse renvoie à de nombreux travaux de sociologie historique de l’Etat, dont les plus célèbres sont ceux de Charles Tilly pour qui l’Etat fait la guerre et la guerre fait l’Etat. Or, le présupposé courant parmi les décideurs politiques internationaux est qu’un Etat fonctionnel doit émerger d’un compromis politique entre les factions en conflit et donc passe par le partage du pouvoir (comme ce fut le cas au Kenya par exemple). On ne peut malheureusement pas oublier ce facteur "violence" dans la constitution d’un Etat au risque de conduire les interventions à des échecs. 
Pour conclure, le processus de construction et de formation de l’Etat est en cours et est une problématique qui revient dans les travaux sur la régionalisation des conflits, sur le régionalisme sécuritaire ou encore sur le state-building. Il existe deux approches : la première appréhende les crises actuelles comme la conséquence de l’échec de la formation de l’État, et la seconde approche pense ces crises comme faisant partie du processus de formation de l’État comme cela a été le cas pour les pays européens, c’est cette dernière approche que je retiens mais en la nuançant. L’Etat, en tant qu’organisation politique de la société comme on la connaît en Europe, n’est pas une destinée implacable  et d’autres formes peuvent émerger.    

[1] Barnett RUBIN, Andrea ARMSTRONG, and Gloria R. NTEGEYE (eds.), Regional Conflict Formation in the Great Lakes Region of Africa: Structure, Dynamics and Challenges for Policy, New York, Center on International Cooperation, 2001.
[2] James HENTZ, Fredrick SÖDERBAUM et Rodrigo TAVARES, « Regional Organizations and African Security: moving the Debate Forward », in African Security, pp. 206-217.


lundi 28 avril 2014

Guinée Bissau : vers un retour à la légalité constitutionnelle ?

750 000 électeurs étaient appelés aux urnes le 13 avril 2014, pour le premier tour de la présidentielle et pour les législatives Bissau-Guinéennes, cette ex-colonie portugaise de 1,6 million d'habitants. 13 candidats se présentaient à la présidentielle et 15 partis aux législatives. Ces élections auraient dû se tenir un an après le dernier putsch du 12 avril 2012, qui avait renversé le régime du Premier ministre Carlos Gomes Junior et interrompu les élections générales, mais elles ont été reportées à plusieurs reprises. Jeune Afrique tire d’ailleurs ce constat : « en vingt ans de multipartisme, aucun Premier ministre ni aucun président n'est allé au terme de son mandat ». 
Le second tour se tiendra le 18 mai 2014 et il verra s’affronter deux candidats. L’ancien mouvement de libération, le Parti africain pour l'indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC), et son candidat, José Mario Vaz, arrive sans surprise au second tour de la présidentielle et il obtient 55 des 102 sièges à l'Assemblée nationale populaire, soit la majorité absolu. La surprise est créée par Nuno Gomes Nabiam (25,1 %), candidat indépendant et directeur de l'aviation civile. Ce dernier bénéficie du soutien de l’armée, notamment d'Antonio Indjai, le chef d'état-major, et des Balantes (la principale ethnie du pays).
Ci-dessus répartition ethnique en Guinée-Bissau
Ci-dessus répartition des votes lors du premier tour des présidentielles

Ces élections ont rencontré peu d’échos en France. Pourtant, les enjeux dépassent les frontières de l’Etat ouest africain et la pression internationale a été déterminante dans la tenue de ces élections. Le 19 avril le Washington Post consacrait d’ailleurs un article aux « multiples dimensions d’uneélection dans un petit Etat d’Afrique », nous reprenons, en partie, ici les conclusions :
D’une part, les bailleurs internationaux ont largement financé ces élections. Selon un rapport de l’Union Européenne : « The international community financed the entire electoral process with one-third of the contributions coming from the European Union. The elections had a cost of almost US$17  per voter, which was on the higher side of the world average and well above the African average of US$7 » (ICI coût des élections en général). De plus, il y a sur place près de 680 observateurs locaux et 400 observateurs étrangers (dont 200 de la CEDEAO et 46 de l’UE), en partie formée à l’étranger. Par ailleurs, la diaspora est appelée à voter pour les élections législatives et pour la premières fois pour les présidentielles. Ils sont 22 312 à être enregistrés et deux des 102 sièges du Parlement sont réservés aux représentants de la diaspora. Le pays était sous pression de la communauté internationale qui envisageait de nouvelles sanctions si les élections n’étaient pas tenues. L’Union africaine avait suspendue le pays après le coup d’Etat et a déjà annoncé « que dès l'annonce du vainqueur auxélections présidentielles et la prise de fonctions du nouveau Présidentconformément à la Constitution de la Guinée Bissau, le pays sera invité àreprendre sa participation aux activités de l'UA ».
José Mario Vaz (à gauche), Nuno Gomes Nabiam (à droite)


La Guinée Bissau est financièrement « au bord de la banqueroute » rappelle l’International Crisis Group qui prévient : « le vote ne réglera rien si les partenaires internationaux n’accompagnent pas la Guinée-Bissau dans la période cruciale qui suivra l’investiture du nouveau président. Ils devront le faire en améliorant encore leur coordination dans les derniers jours qui restent avant les scrutins, mais surtout pendant et après le vote. » Par ailleurs, l’armée a toujours joué un rôle politique fort dans le pays, et a contribué à entretenir le chaos institutionnel,  l’un des enjeux à venir est donc de savoir comment les responsables des forces de défense et de sécurité, pour certains mêlésau trafic de cocaïne, accepteront la transition et la remise en cause de leurs privilèges. D’autant plus que c’est le candidat arrivé second au premier tour des présidentielles qui bénéficie du soutien de l’armée. Si le PAIGC remporte les élections il devra donc agir avec discernement et trouver des compromis pour pouvoir gouverner.
Résultats officiels des élections : ICI