mercredi 15 janvier 2014

Le terrorisme jihadisme dans la Corne ou la construction d une menace (1998-2005)

Il est devenu un lieu commun dans les discours politiques et académiques de présenter la Corne de l’Afrique, et plus largement l’Afrique de l’Est, comme une région majeure de développement du terrorisme jihadiste. La réalité est pourtant bien plus nuancée. D’une part, et à l’exception du Kenya, les autres pays de la région semblent relativement épargnés par le phénomène. En effet, l’Éthiopie a été relativement peu touchée par les attaques liées à des organisations affiliées à Al-Qaïda[1]. La plupart des attaques connues sont d’Al-Itthad al-Islami, basée en Somalie, avec des ramifications en Éthiopie, et les groupes comme le Front de Libération Oromo et le Front National de Libération de l’Ogaden qui pratiquent l’assassinat, le kidnapping, minent les routes, préparent des attentats dans les bars, les hôtels ou les bâtiments publics (on se référera aux tableaux en annexes).
D’autre part, B. Møller a démontré la faiblesse quantitativement des activités terroristes d’Al-Qaïda dans la région entre 1998 et 2005[2]. La figure suivante recense tous les incidents terroristes dans la région. Il en ressort que ni le nombre d’attaques terroristes, ni le nombre de tués ou de blessés ne semblent particulièrement alarmants. Environ onze incidents par an en moyenne et moins d’une centaine de tués dans toute la région. Le troisième tableau montre, à l’exception des deux attentats de 1998, que le terrorisme est principalement motivé par des raisons politiques plutôt que religieuses. Lorsque la religion est en cause, ce n’est souvent pas l’islam, mais le christianisme. C’est par exemple le cas de la LRA (Lord’s Resistance Army) de Joseph Kony en Ouganda. Comme le précise B. Møller, vingt fois plus de personnes ont péri dans des attentats perpétrés par des personnes de confession chrétienne que par des jihadistes. Enfin, le dernier tableau indique que la menace terroriste varie d’un pays à l’autre. L’Ouganda est le plus vulnérable des huit pays présentés (si nous excluons les deux attentats de 1998).


Figure 14: Tableau des incidents terroristes dans la Corne de l’Afrique entre 1998 et 2005

 

Figure 15: Tableau du terrorisme en Afrique de l'Est

 

Figure 16: Tableau des actes terroristes par causes



Figure 17: Tableau de répartition géographique (par pays) des actes terroristes

 

Ainsi, la menace terroriste jihadiste, dans la Corne de l’Afrique et en Afrique de l’Est plus généralement, est surestimée pour la période allant de 1998 à 2005. Il fut de l’intérêt des gouvernements locaux d’exagérer cette menace afin de se placer parmi les alliés des États-Unis dans la guerre contre le terrorisme, d’obtenir des subsides, et enfin, « en interne », de labéliser comme « terroristes » leurs propres opposants et les combattre en adoptant des mesures extra-ordinaires. Or ceci mènera à l’intervention éthiopienne en Somalie en 2006 e.


[1] Abdul MOHAMED, Ethiopia’s Strategic Dilemma in the Horn of Africa, 20 février 2007, (en ligne sur Crisis in The Horn of Africa), consulté le 18 mai 2011, http://hornofafrica.ssrc.org/Abdul_Mohammed/
[2] Bjørn MØLLER, « The Horn of Africa and the US ”War on Terror” with a special Focus on Somalia », Development, Innovation and International Political Economy Research (DIIPER), Aalborg University Denmark, DIIPER Research Series, Working Paper n°16, 2009, 58p.

mardi 7 janvier 2014

Faire du Business dans la Corne

La Banque Mondiale vient de publier ses rapports "Doing Business". Elle y classe 189 Etats en fonction de l'environnement des affaires, la création d'entreprise, les permis de construction, l'électricité, la propriété, le crédit, la protection des investisseurs, les impôts, le commerce transfrontalier, la solvabilité et l'emploi.
Le classement moyen des Etats africains est de142/189. 



Pour la Corne de l'Afrique : 
L'Ouganda arrive à la 132ème place (126 en 2013). Rapport ICI
Le Kenya à la 129ème place au lieu de 122ème en 2013. Rapport ICI
Djibouti est 160ème (172ème en 2013). Rapport ICI
Le Soudan se positionne à la 149ème place (au lieu de 143 en 2013). Rapport ICI 
Le Soudan du Sud arrive à la 186ème place (184 en 2013). Rapport ICI
L’Érythrée est 184ème (185ème en 2013). Rapport ICI
L’Éthiopie est 124ème (125ème place en 2013). Rapport ICI
  

 

vendredi 3 janvier 2014

Réflexion sur l’interventionnisme et la reconstruction de l’Etat en RCA et ailleurs

L’année 2013 a marqué le retour de l’interventionnisme français, dans le cadre d’opérations militaires en Afrique (Mali, RCA). L’objectif affiché est de participer à la reconstruction d’Etat dit « failli », terme discuté et discutable que nous n’aborderons pas ici, ou de créer les conditions le permettant.



Le state-building est ainsi la principale réponse à la défaillance de l’État. Ce terme désigne l’idée de « la nécessité de reconstituer, sous une forme ou une autre, des unités politiques au sein desquelles, suite notamment à une guerre civile, la structure, l’autorité, la loi et l’ordre politiques se sont précarisés » (1). Cette stratégie concerne le développement de mécanismes internationaux de régulation censés restaurer la souveraineté d’États en faillite ou en déliquescence.

La construction de l’État est un phénomène historique long (on lira Charles Tilly), la stratégie choisie par la communauté internationale est donc de parvenir à un modèle d’État wébérien dans un temps plus restreint, et en évitant la longue étape de conflictualité qui accompagne généralement le processus de développement (2). Cette stratégie a été relancée au début des années 1990 par l’ONU lorsque l’organisation instaura l’Autorité provisoire des Nations unies au Cambodge (APRONUC). Elle se donne alors pour objectif de reconstruire un État, voire même une nation. L’accent est mis sur la reconstruction d’un ordre politique démocratique, à l’intérieur des frontières de l’État, respectueux des droits et des libertés fondamentales de ses citoyens.
Les critiques autour de cette notion de state-building ne manquent pas et nous vous proposons d’en noter quelques-unes ici qui pourront alimenter votre réflexion. Ainsi, D. Chandler y voit un retour de la mission civilisatrice de l’Occident (3), une position revendiquée également par F. Fukuyama, doctrinaire du state-building, comme nouvelle forme de gouvernance (4). Mais pour D. Chandler, le state-building a participé plus à la destruction des capacités étatiques institutionnelles qu’à leur reconstruction. Pire, le state-building aurait créé une culture de la dépendance, plutôt que des institutions locales autonomes. L’efficience de cette stratégie est questionnée aussi par M. Ottaway qui relève : « la communauté internationale a élaboré une liste de prescriptions pour la reconstruction d’État qui est tellement exhaustive qu’elle est impossible à appliquer sur le terrain » (5).
L’autre problème posé par cette approche est qu’elle disqualifie des acteurs qui ne correspondent pas à la vision normative de l’État, ou même de la politique. Ils sont alors écartés du processus de construction ou de reconstruction de l’État, ce qui remet en cause la régulation de la conflictualité. Le rôle même que pourrait jouer une organisation internationale est discuté. En effet, E. Luttwak 
a montré qu’un
 conflit mineur doit 
se poursuivre sans une intervention extérieure, qui y mettrait un terme prématurément. Au contraire, une intervention extérieure tend à prolonger le conflit (6). Une analyse partagée par J. Herbst, pour qui les organisations internationales s’entêtent à vouloir reconstruire des États effondrés, dans les conditions qui existaient auparavant, de telle sorte qu’elles ne font que prolonger un état d’effondrement au lieu d’accepter l’existence du nouvel ordre politique ainsi créé (7). En allant plus loin, on peut considérer que ces organisations participent au processus de destruction de l’État (8). Ainsi, l’ONU
 refuse
de considérer que
 certains États puissent 
être trop
 dysfonctionnels 
à
 la base, 
pour être 
reconstruits (9). Ce n’est que très récemment que les chercheurs ont cherché à comprendre l'ordre politique des États dits faillis, sans insister sur l’absence d’État mais en tenant compte de ce qui existe réellement (10).

Dès lors, une question se pose : est-ce que ce sont les États qui sont en échec ou bien l’État, en tant que mode d’organisation des sociétés ? Cette réflexion nous permet de penser, avec E. Terray, que : « ce qui est en crise, c’est peut être avant tout l’arsenal des concepts et des systèmes à travers lesquels nous essayons de saisir cette réalité mouvante et protéiforme qu’est l’État contemporain en Afrique » (11).

Bibliographie :
1- Dario BATTISTELLA, Franck PETITEVILLE, Marie-Claude SMOUTS, Pascal VENNESSON, Dictionnaire des relations internationales, Paris, Dalloz, 2012, 572p, ici p.527.
2- M. OTTAWAY, « Rebuilding states institutions in collapsed states », in Developement and Change, vol.33, n°5, p.1001-1023, ici p.1004.
3-David CHANDLER, Empire in Denial: The Politics of State-Building, Londres, Pluto Press, 2006.
4-Francis FUKUYAMA, State-Building: Governance and World Order in the 21st Century, Ithaca, Cornell University Press, 2004.
5-Marina OTTAWAY, «Rebuilding State Institutions in Collapsed States», in J. MILLIKEN (ed.), State Failure, Collapse and Reconstruction, Blackwell, Oxford, 2003, p. 252.
6-Edward N. LUTTWAK, “Give war a chance”, in Foreign Affairs, vol.78, n°4, juillet-août, 1999, p. 36.
7-Jeffrey HERBST, “Let Them Fail: State Failure in Theory and Practice”, in Robert ROTBERG (dir.), When States Fail: Causes and Consequences, Princeton, Princeton University Press, 2004, p. 312-316.
8-Francis FUKUYAMA, State-Building; Governance and World Order in the 21 st Century, New York, Cornell University Press, 2004, p. 39-42.
9-Marina OTTAWAY, “Rebuilding State Institutions in Collapsed States”, in Development and Change, vol.33, n°5, novembre 2002, p. 1001.
10-K.P. CLEMENTS, V. BOEGE, A.BROWN, W. FOLEY, et A. NOLAN, “State building reconsidered: The role of hybridity in the fom1ation of political order”, in Political Science, vol. 59, n° 1, 2007, p.45-56.
11-Emmanuel TERRAY, “Introduction”, in E. TERRAY, L’État contemporain en Afrique, Paris, L’Harmattan, 1986, p.19.