Cinq après l’intervention de l’armée éthiopienne (une armée de qualité et d’expérience) contre les Tribunaux islamiques, les Kenyans prennent à leur tour directement part à la crise somalienne et rompent ainsi leur « neutralité ». Une neutralité déjà entamée en mars 2011, quand l'armée kenyane participa à des combats dans la zone frontalière (Jubbaland). Ce billet, se propose de revenir sur les relations de la Somalie avec ses voisins après les indépendances. Une analyse courte (non un travail de recherche) sur la position des pays de la Corne de l’Afrique, au moment des indépendances, face au défi de l’irrédentisme somali.
Au moment des indépendances l’enjeu pour les pays voisins de la Somalie était de conserver un certain équilibre régional. Au lendemain de la seconde guerre mondiale Éthiopie se réapproprie l’Ogaden (1948) et le Hawd (1955). Mais la réunification de la Somalie italienne et de la Somalie britannique (1) en 1960 réveille le nationalisme pansomali. Les revendications unificatrices des trois autres régions habitées par les Somalis (dans la région éthiopienne de l’Ogaden, Djibouti et le nord-est du Kenya) se multiplient. En 1961, le Parlement somali déclare les régions peuplées de Somalis terra irredenta. Si les incidents sont de faible intensité au départ, ils s’amplifient jusqu’aux rébellions de 1963-1964 en Ogaden, la guerre de Shifta au Nord du Kenya entre 1963 et 1968 et la guerre de l’Ogaden en 1978 (billet de Stéphane Mantoux ICI).
Ces évènements expliquent (outre les raisons historiques et culturelles anciennes) pourquoi les pays frontaliers de la Somalie conservent une certaine méfiance envers les Somalis (2). Si les relations avec Djibouti sont restées relativement paisibles, il en fut autrement avec l’Ethiopie et le Kenya.
La politique étrangère de l’Ethiopie est particulièrement remarquable à cet égard.
Aux lendemains des indépendances, et profitant de son « statut » d’unique pays africain à ne pas avoir été colonisé (3), elle voit dans l’unité africaine un moyen de réaliser le dessein continental de l’empereur Haïlé-Sellassié mais surtout de protéger ses intérêts nationaux, ainsi que son intégrité territoriale, tout en affirmant son poids stratégique dans la région. En effet, la résolution finale de la Conférence des peuples africains de Tunis (du 25 au 30 janvier 1960) énonçait qu’«après avoir soigneusement passé en revue la situation dans le territoire de Somalie artificiellement divisé, la Conférence salue et appuie la lutte du peuple du territoire de Somalie pour l'indépendance et l'unité afin de créer une Grande Somalie (4) ». Un positionnement inacceptable pour l’Ethiopie. Elle entreprend alors d’étouffer les tendances qui faciliteraient ce type de velléités et, pour ce faire, prend la tête des partisans de l'unité africaine, jusqu’à obtenir en 1963 sa version de la Charte et l'adoption de la localisation du siège de l'Organisation de l'Unité africaine (OUA) à Addis Abeba.
De son côté, la Somalie était particulièrement réticente aux dispositions prises par l’OUA en 1963.
En effet, pour Abdullah Osman, son Président, « l’histoire a montré que l’obstacle majeur à l’Unité africaine provient de frontières politiques artificielles que les puissances colonialistes ont imposées dans des zones importantes du continent africain [la Somalie s’oppose à ceux pour qui] toute tentative d’adaptation des accords frontaliers actuels ne ferait qu’aggraver la situation et que, par conséquent, les choses ne devront pas changer. Nous ne partageons pas ce point de vue et pour plusieurs raisons (5) ». Tout en affirmant paradoxalement : « il ne doit exister aucun malentendu sur nos intentions. Le gouvernement somali n’a pas d’ambitions territoriales et n’a pas l’intention de revendiquer un agrandissement de son territoire. Mais, en même temps, nous ne pouvons pas attendre des habitants de la République qu’ils restent indifférents à l’appel de leurs frères. C’est pourquoi, le gouvernement somali doit demander instamment l’autodétermination pour les régions somalies qui sont adjacentes à la République Somalie. L’autodétermination est une pierre angulaire de la Charte des Nations Unies et nous devons nous y souscrire. Si les Somali de ces régions ont la possibilité d’exprimer librement leur volonté, le gouvernement de la République s’engage à respecter leur décision (6)». Le pays inscrit même dans sa première Constitution cet objectif de réunion des populations somalies en accordant automatiquement la citoyenneté aux Somalis vivants sur les territoires ne faisant pas encore partie de la République (7). En réponse le Premier ministre éthiopien, Aklilou Habte Wolde, dénonça en 1963 la « campagne d'agrandissement territorial (8)» de la Somalie.
Pour les Kenyans les revendications nationalistes somalies pouvaient être contenues.
Pourtant la province du Nord Est (9) peuplée de Somalis tenta de faire sécession, alors qu’un référendum favorable à cette sécession, et commandé par une commission chargée justement de redessiner les frontières, n’avait pas été pris en compte. Les Somalis du Kenya lancent en décembre 1963 une insurrection appelée shifta soutenues par le gouvernement somalien. Cette sécession fut contenue entre autres par l’instauration de lois d’exception et une assistance militaire des Britanniques.
Néanmoins l’histoire s’accélère. En 1969 un coup d’Etat en Somalie porte au pouvoir le nationaliste Siyaad Barre qui cristallise les revendications somalies autour du concept de « Grande Somalie (10) » . Ce concept devient un enjeu central et débouche sur une guerre en 1977, à l’issue de laquelle la Somalie sort battue face à l’Ethiopie en raison du fameux retournement d’alliance de l’Union soviétique.
Figure 1 : L’irrédentisme somali (la « Grande Somalie » et l’étoile à cinq branches du drapeau somalien représentant les régions peuplées de Somali)
Cette période des années 1970, en pleine Guerre froide, a été particulièrement tendue. Plus la discorde augmentait plus la course aux armements s’accélérait. A titre d’exemple, en Somalie les troupes passent de 4000 hommes en 1969 à 53 000 en 1977, en Ethiopie elles passent de 65 000 à 1976 à 250 000 en 1980. Les premières agitations diplomatiques, post-indépendances, dans la Corne de l’Afrique sont donc pour protéger l’intégrité territoriale des Etats des velléités unificatrices du peuple somali. Mais d’autres oppositions régionales instrumentaliseront la crise somalienne jusqu’à aujourd’hui.
Notes :
1 juillet 1960 : Acte d’Union de la Somalie italienne et du Somaliland britannique avec pour président Aden Abdulla Osman (un Hawiye).
2 La Somalie est peuplée majoritairement de Somali (plus de 85% de la population) et d’une minorité de non Somali comme les Bantous, descendant d’esclaves, ou des agriculteurs de la période pré-somali. Pour une synthèse sur ce point : Martin Hill, « No redress: Somalia’s forgotten minorities », Rapport, Minority Rights Group International, 2010, 40p.
3 Seule la partie Nord de l’Ethiopie, l’Erythrée, fût une colonie italienne mais l’expansion italienne est arrêtée lors de la bataille d’Adwa en 1896. Puis l’Italie fasciste n’occupera qu’une partie de l’Ethiopie entre mai 1936 et mai 1941.
4 Edmond Jouve, « L'Organisation de l'Unité Africaine », Paris, Presses Universitaires de France, 1984, p. 31-32.
5 Actes de la Conférence d’Addis Abeba, p.117, publiés dans la Revue internationale de l’Union africaine et malgache, n°5 (spécial), 1963.
6 Ibid., Actes de la conférence d’Addis Abeba, p.117-118
7 Constitution du 1er juillet 1960, article 6, §4 : « La République somalienne œuvrera par des moyens légaux et pacifiques, pour l’union des territoires somalis et favorisera la solidarité des peuples africains et musulmans », cité pat Boutros Ghali Boutros, « Les conflits de frontières en Afrique », Paris, Techniques et Economiques, 1972, p.97
8 Discours du Premier ministre d'Ethiopie à la conférence d'Addis Abeba, mai 1963. Reproduit par B.Boutros Ghali, Op.Cit., p. 47-61.
9 Créée à partir de l’ancien « Nothern Frontier District » et réunissant les districts majoritairement somali : Garissa, Mandera, Wajir et une partie de Moyale.
10 Un projet britannique à l’origine, proposé par Ernest Bevin, le ministre travailliste des Affaires étrangères de la Grande-Bretagne, en 1946 pour réunir sous la tutelle de Londres tous les territoires habités par le peuple somali.