En 2002 l’Economist
Intelligence Unit présentait le Mali comme « un rempart contre l’islam
radical en Afrique[1] ». La même année le gouvernement américain
avertissait que ce pays pourrait être une « pépinière potentielle
d’intégristes islamiques ». Presque dix ans plus tard le Mali est le
nouveau cœur de la guerre globale contre le terrorisme lancée par les
Occidentaux en 2001. L’accélération des évènements au Sahel ne
peut qu’irriter les chercheurs et observateurs de la zone, peu entendus dans
les médias et encore moins par le politique (nous pensons en particulier à
notre collègue Abou Djaffar et à la pertinence de ses analyses).
(Les chercheurs : pour montrer ce qu'ils trouvent, ne doivent-ils pas être écoutés?)
Il y a
deux ans lors d’un colloque organisé par le CREC St Cyr nous nous nous
interrogions sur l’africanisation d’AQMI (à l'époque, seul groupe jihadiste de la région et dont le commandement était exclusivement arabe), au sens
d’appropriation régionale d’une violence armée se réclamant de l’islam, ainsi
que sur la réussite de la tentative de « déterritorialisation[2] »
du GSPC-AQMI[3].
Nous concluions alors que si AQMI voulait survivre et se
développer en Afrique subsaharienne son commandement devrait accepter de
partager le pouvoir avec des subsahariens. Nous avions souligné les contraintes
méthodologiques : d’une part beaucoup de recherches ont portées sur
l’histoire de l’islam mais beaucoup moins sur l’islam pratiqué actuellement en
Afrique, sur la formation des identités musulmanes, leur engagement
politique... D’autre part, il s’agissait de dépasser une représentation souvent
erronée de la zone saharo-sahélienne véhiculée par une historiographie
défaillante[4]
et qui s’explique par la rupture communément accepté entre l’Afrique du Nord et
l’Afrique subsaharienne.
Voici les conclusions
que nous tirions, il y a donc deux ans :
« La situation
économique et sociale régionale fait le lit d’AQMI. D’autant que les
communautés marginalisées reçoivent beaucoup moins en termes de programmes de
développement alors qu’elles en ont le plus besoin. La décentralisation qui a
suivi le changement de régime de 1991 au Mali ne s’est pas mise immédiatement
en marche dans le Nord et a intensifié les luttes de pouvoir au sein des communautés[5]. Le
retrait des ONG, le marasme économique que constitue la chute des revenus liés
au tourisme sont une fenêtre d’opportunité pour le recrutement de jeunes. Les
trafics en tout genre sont une perspective lucrative pour des jeunes désœuvrés.
La
zone saharo-sahélienne donne à AQMI une profondeur stratégique face aux moyens
de répressions algériens mais seul le temps nous permettra de comprendre les
ambitions globales de cette jeune organisation.
On peut poser la
question de l’africanisation de cette organisation mais aussi celle de la
réponse des autorités locales et donc de l’africanisation de la lutte. En
effet, les Etats de la région doivent relever le défi complexe d’un système de
crises à trois niveaux [6]:
local (lutte clanique ou ethnique), régional (rivalités de puissances), transnational
(réseaux criminels, terroristes). Ces différents facteurs se nourrissent mutuellement, se renforcent et se
diffusent dans la périphérie. La stabilité régionale est la fois
menacée par des guerres classiques dont l’enjeu est le contrôle du territoire ou
des ressources mais à ces facteurs « classiques » doivent s’ajouter
des facteurs « globaux ».
Au départ chaque
gouvernement menait sa propre stratégie pour combattre l’expansion du
terrorisme. Si les Etats sont conscients du besoin de coopérer, la coopération
reste pour le moment insuffisante. De plus certains conflits comme celui du
Sahara Occidental sont des obstacles à la mise en place d’une stratégie
commune. L’Algérie et la Libye (du moins jusqu’à l’opération «Aube de
l'Odyssée») rejettent tout interventionnisme dans ce qu’ils considèrent comme
leur zone d’intérêt stratégique. D’ailleurs si la Mauritanie, le Niger et le
Mali suivent l’Algérie dans sa lutte, la Libye, le Tchad, le Burkina Faso, se
sont déjà désolidarisés d’une initiative précédente. De plus, l’internationalisation
de la menace oblige les Etats de la région, et plus particulièrement l’Algérie,
à intérioriser le cadre conceptuel de lutte contre le terrorisme formalisé par
les Américains et ce cadre international est plus contraignant[7].
Une aide extérieure doit être apportée mais elle doit rester discrète
et passe par de l’appui aux capacités (capacity
building type formation, entrainement…) associée à une volonté politique
des Etats de la région. Les partenaires occidentaux doivent se
garder de toute intervention directe ou de toute publicité intempestive faisant
le jeu de la propagande djihadiste. La lutte contre le terrorisme est devenue
la rente stratégique post-11 septembre, les injustices qu’elle créée sont, pour
reprendre les propos de Jean-François
Bayart, « le meilleur sergent recruteur du radicalisme islamique [8]». Une
approche globale[9]
est nécessaire pour combattre ce terrorisme. La recherche d’une solution passe
inévitablement par une réponse aux problèmes régionaux structuraux. On ne peut
pas faire l’économie d’un débat sur le développement économique et social de la
région dont le retard est à la base de l’instrumentalisation de certaines
populations par AQMI. Si aujourd’hui cette menace est plus sécuritaire que
politique, la région est un terreau favorable à un soutien local opportuniste.
D’autant, que l’impact très négatif de cette violence terroriste, sur le
tourisme ou les investissements, devrait accentuer cette problématique. Toute
solution passe également par un renforcement de la légitimité de l’Etat sur ses
marges et donc de sa présence notamment par la fourniture de services publics.
Par ailleurs gardons à
l’esprit que cet espace a toujours posé des problèmes de gouvernance tant pour
l’Etat colonial que pour ses successeurs[10].
La ceinture sahélienne est une zone mouvante d’échanges et de circulation,
peuplées de sociétés nomades qui ont toujours entretenus des relations de
coopération sur des périodes plus ou moins longues et d’affrontement avec les
gouvernements centraux. Toute intervention étrangère doit garder ces données en
tête et ne pas commettre les mêmes erreurs qu’en Somalie où les ingérences
extérieures ont donné une légitimité aux insurgés. Toute ingérence faire courir
le risque que des alliances conjoncturelles se renforcent derrière une cause
commune anti-impérialiste. Le djihad devenant la version islamique des luttes
anticoloniales[11]. »
[1]
Cité par Benjamin Soares, « L’islam au Mali à l’ère néolibérale » in
Islam, Etat et société en Afrique, Paris, Karthala, 2009,
[2]
Olivier Roy, « Islamisme et nationalisme » in « Dossier :
Islam et démocratie », Pouvoirs,
n°104, janvier 2003, p.45-53
[3]
Cette terminologie
« GSPC (Groupe salafiste pour la prédication et le combat)-AQMI » permet de mettre en
évidence l’évolution en cours d’un djihadisme national vers un djihadisme
globale.
[4] Lire E. Ann Mcdougall,
« Constructing Emptiness : Islam, Violence and Terror in the
Historical Making of the Sahara », in Journal
of Contemporary African Studies, n°25, p.17-30 et Triaud Jean-Louis, «
L'islam au sud du Sahara. Une saison orientaliste en Afrique occidentale
» Constitution d'un champ scientifique, héritages et transmissions, in Cahiers d'études africaines, 2010/2-3-4 N° 198-199-200, p. 907-950.
[5] Karin Nijenhuis, « Does
decentralization serve everyone ? The struggle for power in a malian
village », in The European Journal
of Development Research, 2003,
Vol.15, n°2, p.67-92
[6]
Charles Toussaint, « Vers un partenariat euro-sahélien de sécurité et de
développement ? », in Annuaire français des relations internationales, 2010,
p.761
[7]
Cherif Dris, « L’Algérie et le Sahel : de la fin de l’isolement à la
régionalisation contraignante », in Maghreb
Machrek, Choiseul, n°200, été 2009, p.57
[8]
Jean-François Bayart, « Le piège de la lutte antiterroriste en Afrique de
l’Ouest », in Sociétés politiques comparées, n°26, août 2010, P.4
[9]
Sur ce concept se référer à : Cécile Wendling,
« L’approche globale dans la gestion civilo-militaire des crises. Analyse critique et prospective
du concept », in Cahier de l’IRSEM
n°6, 2010, 134p.
[10]
Entre 1957 et 1961, le colonisateur tenta de créer une Organisation commune des
régions sahariennes (OCRS) afin d’administrer spécifiquement cet espace.
[11] Jean-Pierre Filiu, « The local
and global Jihad of al-Qa’ida in the Islamic Maghrib », in The Middle East Journal, Vol.63n n°2,
printemps 2009, p.214
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