"Je vous encourage à aller voter et aider à
décider de l'avenir de notre Nation. Je vous demande également ardemment à tous
de voter pacifiquement. (…) Montrons clairement au monde que notre démocratie a
atteint sa maturité (…) A ceux qui ne gagneront pas: votre pays a encore besoin
de vous. Il y a de nombreux autres rôles que vous pouvez jouer dans nos efforts
de développement" déclarait vendredi dernier le président sortant
Kibaki.
Le
ton est donné. Les élections qui se sont déroulées hier, lundi 4 mars, sont
certainement les plus importantes et les plus complexes depuis que le pays a
renoué avec le multipartisme il y a de ça deux décennies. 14.3 millions d’électeurs
kenyans se sont ainsi rendus aux urnes pour élire
députés, sénateurs, gouverneurs de « counties »
(départements), représentants locaux mais aussi le Président. Six scrutins au
total dans la même journée, une nouveauté mais aussi un défi technique afin d’accueillir
tous les votants et dépouiller tous leurs votes. L’élection des gouverneurs,
notamment à cause de l’élargissement par la constitution de 2010 dans le cadre du processus de
décentralisation de leurs pouvoirs financiers, pourrait donner lieu à des
débats agités, mais seule l’élection du président qui devrait nécessiter un
second tour, est autant scrutée.
Quels sont les enjeux liés à ces élections ?
Si
ces élections se déroulent dans un climat serein et elles seront perçues
comme justes et transparentes, et feront entrer le Kenya dans une
nouvelle ère. La Constitution adoptée en 2010 entrera pleinement en vigueur,
faisant du pays une démocratie. A l’inverse, si ces élections sont perçues
comme illégitimes, elles pourraient plonger le pays dans une nouvelle vague de
violence et ainsi faire reculer la démocratie. Les capacités économiques de la
première puissance économique d’Afrique de l’Est pourraient en être affectées. Les
pays voisins en subiront sans doute l’impact : la Somalie, d’une part, où le
Kenya est engagé dans le cadre de la lutte contre le terrorisme mais aussi les
efforts de pacification du conflit Soudan/Soudan du Sud, d’autre part seraient
touchés. En effet, le pays joue
un rôle majeur dans les différents processus de paix engagés au sein de la Corne de l’Afrique. C'est à
Nairobi qu'a été signé en janvier 2005 l'accord de paix entre Khartoum et les
rebelles du sud Soudan. C'est également au Kenya que s’est réfugié en 2004 le Gouvernement Fédéral de Transition somalien. La dynamique de l’East
African Community (EAC) dont fait partie le pays aux côtés de l’Ouganda, la Tanzanie, le Rwanda et le
Burundi serait également gravement touchée.
23.
000 observateurs, dont 2. 600 observateurs internationaux ont été déployés dans
le pays. Le processus électoral
kenyan est ainsi scruté de près par la communauté internationale qui garde en mémoire
les violences qui avaient entachées les précédentes élections. En effet, en 2007,
l’annonce de la victoire du président sortant Mwai Kibaki contre Raila Odinga
avait provoqué des tueries ethniques dont le bilan s’élèverait à 1 162 morts et
350 000 déplacés dans plus d’une centaine de camps.
La crise avait été réglée par la voie diplomatique et juridique. L’ancien Secrétaire
général des Nations unies, Kofi Annan, mandaté par l’Union africaine, avait
réussi sa médiation en proposant la constitutionnalisation du poste de Premier
Ministre. Les deux leaders avaient accepté le partage du pouvoir ainsi que la
rédaction d’une nouvelle constitution afin de préserver le pays de ses
dérives.
Pourtant, en décembre 2002, une élection régulière avait fait
entrer le Kenya dans une nouvelle ère, véritable espace démocratique où la
liberté de parole est la règle et la presse parfaitement libre. En
effet, après l'instauration du multipartisme en 1991, le président Moi a pu se
maintenir au pouvoir jusqu'en 2002. L'arrivée au pouvoir de la coalition NARC
rassemblant autour de Mwai Kibaki les opposants de longue date, les déçus de
l'ancien parti unique KANU, et les ralliés de dernière minute, tel Raila Odinga
offraient le symbole de l’ouverture du pays. L'arrivée d’un nouveau président,
en rompant avec près de 40 ans de pouvoir sans partage de la KANU, avait changé
radicalement le jeu politique. Le Kenya démontrait alors son aptitude
démocratique, respectueux des libertés fondamentales et lançait une série de
grandes réformes. Mais le pouvoir, confronté à la corruption et aux divisions,
s’est considérablement affaibli. Avant les élections de 2007, le paysage
politique kenyan était en pleine recomposition autour de deux pôles : la
NARC, victorieuse en 2002, explosait alors que la KANU ne parvenait pas à se
reconstruire de manière cohérente. Le Kenya avait raté son virage démocratique.
L’histoire
peut-elle se répéter ?
Les Kenyans semblent
avoir pris les dispositions institutionnelles afin d’éviter de revivre les
violences de 2007-2008 : la Constitution a été réécrite, une nouvelle Cour
suprême et une commission électorale ont été créées, une loi contre les
discours de haine adoptée. La
Commission électorale nationale a un
rôle fort à jouer dans la légitimation des résultats. Elle a d’ailleurs promis
de donner les résultats dans les 48 heures et ainsi éviter le long délai
d’attente de 2007. L’émergence d’une classe moyenne et d’une
bourgeoisie est également un élément nouveau. Une crise politique les pénaliserait
sans doute, et ce groupe a tout intérêt à vouloir préserver la paix. Symboliquement deux hommes politiques dont les ethnies s’étaient
affrontées en 2007 ont décidé de s’allier dans la course à la présidence : Uhuru Kenyatta, fils du premier président du pays, et
William Ruto, le leader de la communauté des Kalenjin (la
troisième plus importante du pays). Un geste
d’autant plus fort que les deux hommes sont sous le coup d’une inculpation par la
Cour pénale internationale pour crime contre l’humanité lors des
violences post-électorales de 2007.
Néanmoins, ce qui a causé les précédentes violences
n’a pas changé. En commençant par les leaders politiques qui sont les mêmes. Pour ces élections, le
Premier ministre Raila Odinga (un Luo à la tête de l’Orange
Democratic Movement) et le
vice-Premier ministre Uhuru Kenyatta (un Kikuyu, chef du National
Alliance party), sont
les deux principaux candidats du scrutin (Mwai Kibaki a déjà effectué deux
mandats et ne pouvait se représenter) sur huit au total. La bipolarisation de
la campagne sur des bases ethniques fait craindre une nouvelle instrumentalisation
du fait ethnique par la classe politique. Or ce facteur ethnique est très
présent dans la vie politique et économique kenyane. Régulièrement des tensions
apparaissent autour de l’occupation de la terre par exemple. Des conflits
attisés par des calculs politiques à courte vue. Les Bantous représentent le
groupe le plus important, auquel appartiennent les Kikuyus, ethnie qui a marqué
l'histoire de l'émancipation du Kenya et qui a tenu les rênes du pouvoir depuis
l’indépendance du pays en 1963. Mwai Kibaki,
l’actuel président est un Kikuyu comme Jomo Kenyatta le premier président du
pays en 1964 et son fils actuellement candidat.
Tout comme en 2007, la
campagne électorale s’est déroulée sans heurt majeur. La Commission kenyane des
droits de l’homme a tout de même relevé le retour de « discours de
haine », les leaders politiques sont les mêmes et certaines de leurs
déclarations inquiètent. Ainsi Raila Odinga a-t-il déjà annoncé
qu’en cas de défaite, il dénoncerait les fraudes et les manipulations. C’est lui qui en 2007 avait été battu par le
président sortant Mwai Kibaki aux élections présidentielles du 27 décembre à la
suite de fraude, alors, qu’aux législatives qui avaient eu lieu le même jour,
son parti l’emportait devant la coalition présidentielle. De plus, l’inculpation de
Uhuru Kenyatta, et de son colistier l’ex-ministre William Ruto, par la CPI pourraient
également leur donner envie d’être vainqueur à l’encontre des résultats. Bien
que s’il est élu aux plus hautes fonctions, Uhuru Kenyatta devrait
comparaitre devant la Cour en avril prochain, au moment où devrait se
dérouler le second tour de l’élection. Son statut de Président
ou futur président pourrait ainsi lui permettre d’adopter la même attitude que le président soudanais
Omar El Béchir qui lui a choisi d’ignorer la CPI. De fait il pourrait devenir
le deuxième président du continent poursuivis par la Cour. Cette perspective
inquiète les partenaires occidentaux de ce pays qui préférerait voir Raila
Odinga triompher. Cette inculpation est donc un enjeu de plus dans ces
élections, à la portée internationale. Kenyatta s’est d’ailleurs servi de ces
accusations afin de manipuler les communautés ethniques qui le soutiennent en
se positionnant comme une victime. Sera-t-il jugé dans les urnes ? Gardons
en mémoire qu’un scrutin dans lequel un candidat n'a rien à perdre peut virer à
la guerre civile…