Nous publions ici l'interview réalisée avec Jean Guisnel (Le Point) dans le cadre du colloque sur les Nouveaux visages des armées africaines organisé par l'IRSEM.
Le Point.fr : Vous coorganisez à l'École militaire de Paris, les 5 et
6 octobre, un colloque sur les armées de l'Afrique subsaharienne.
Sont-elles actuellement à la hauteur des enjeux sécuritaires du
continent ?
Sonia Le Gouriellec : Elles font effectivement face à un défi
véritable, en raison notamment de leurs moyens limités. Globalement,
leurs budgets sont très faibles, leurs tailles sont réduites et les
populations sont peu engagées dans les forces armées. J'ai noté que
0,2 % de la population africaine est engagée dans les forces armées,
quand en France,
par exemple, ce chiffre est près de 2,5 fois plus élevé (0,48 %). De
plus, elles interviennent souvent sur des terrains très conflictuels, y
compris dans les opérations de maintien de la paix qui ressemblent
souvent à des guerres. Elles sont souvent sous-équipées,
sous-entraînées. Voici quelques mois,
Jeune Afrique
avait écrit sur les armées africaines « mal équipées, mal
entraînées, mal aimées et en piteux état ». Pour autant, leur plus
important défi consiste aujourd'hui à s'adapter à de nouvelles formes de
conflictualité, comme le djihadisme qui frappe toute la bande
sahélienne. Elles sont soutenues dans cet effort par des partenaires
comme l'Union européenne, la France, les États-Unis, la Chine, l'Inde et d'autres encore, comme le Brésil ou la Turquie.
Comment se fait-il que ces États faisant face à des adversaires de
puissance limitée aient besoin d'armées étrangères pour se défendre ?
Tout d'abord, notons que ces armées ne se sont pas adaptées à
l'évolution des conflits. Prenons le cas typique du Nigeria, confronté
au groupe Boko Haram. Après la guerre civile de 1967-1970 (guerre du
Biafra), les structures militaires ont été remodelées, une culture
stratégique nouvelle s'est mise en place. Elle se basait sur l'analyse
selon laquelle la menace contre le pays venait de l'environnement
régional francophone. C'est pourquoi, dans les années 1980-1990, l'armée
nigériane s'est trouvée fortement impliquée dans les opérations de paix
sur le plan régional. La conséquence, c'est qu'elle s'est
progressivement trouvée incapable de répondre à des menaces
infra-étatiques… Elle n'est pas en mesure de faire face aujourd'hui à
Boko Haram. D'autres armées uniquement centrées sur la protection des
frontières n'étaient pas prêtes à contrer des menaces de nature
terroriste lorsqu'elles se sont présentées. Dans d'autres cas encore, on
trouve davantage des gardes prétoriennes que des armées nationales. Je
pense aux États d'Afrique centrale. Elles forment un groupe de
protection autour du président sans être prêtes à affronter les menaces
contemporaines.
Ces armées construites autour du clan du chef de l'État sont légion
en Afrique. Est-il possible, voire nécessaire, qu'une telle situation
évolue, et comment ?
Premier point, ce n'est pas à nous, acteurs extérieurs, d'y
remédier. De plus, notre vision très négative est souvent assez biaisée
par notre connaissance souvent réduite aux États d'Afrique francophone.
Nous les voyons négativement en raison de leur rôle dans les coups
d'État, de leur ingérence dans le politique, de la corruption ou du
népotisme dont elles sont souvent accusées. On oublie souvent qu'elles
ont aussi joué des rôles positifs dans certaines transitions politiques,
comme en Guinée en 2008. Le général Sékouba Konaté a mis en place la
transition politique, se comportant en véritable modèle, à l'inverse de
Moussa Dadis Camara. Au Niger, le coup d'État du commandant Salou Djibo
en 2010, resté au pouvoir jusqu'en 2011, visait à restaurer les
institutions démocratiques, ce qui a été fait avec succès. En 2014, au
Burkina Faso, l'armée a tenté de mettre en place la transition
démocratique, mais une de ses factions a appuyé Blaise Compaoré. C'était
une armée à deux visages. Les rivalités entre factions sont réelles :
bérets rouges et bérets verts au Mali ou encore le régiment de sécurité
présidentielle et l'armée régulière au Burkina Faso. Il ne faut pas
réduire la complexité des situations.
Les armées africaines sont souvent imbriquées dans les jeux de pouvoir. Est-ce acceptable ?
85 % des pays africains ont été touchés par des coups
d'État. Et seuls deux pays (l'Afrique du Sud et la Namibie) n'ont pas
connu de régime militaire. L'enjeu réside, à mes yeux, dans la
professionnalisation des armées, dont les enjeux sociaux, économiques,
mais surtout politiques avec la subordination à l'autorité civile, sont
essentiels. C'est particulièrement vrai dans ces pays où des milices ou
des groupes de libération nationale sont arrivés au pouvoir par les
armes, comme en Éthiopie, en Érythrée, au Soudan du Sud, au Tchad, au
Burundi, au Rwanda, etc. On voit que les anciens rebelles mettent en
place des régimes très autoritaires, participant davantage que les
autres aux opérations de maintien de la paix. Du coup, en devenant
indispensables à la résolution des conflits sur le continent, ces
régimes forts ne soulèvent que peu de critiques de leurs partenaires
internationaux et accroissent leur emprise sur la vie politique et
économique de leur pays. C'est particulièrement vrai actuellement avec
le Tchad, l'Ouganda, le Burundi et l'Éthiopie
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